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difficile d’offrir, dans la France elle-même, des dépouilles à certains peuples dont on achèterait ainsi le concours. Mais les seuls auxquels cette récompense pourrait être donnée sont les plus petits des grands peuples, et même alliés de l’Allemagne ne formeraient pas une masse égale au reste des nations européennes. Rien ne serait sûr pour l’Allemagne dans une entreprise où elle n’aurait pas l’aveu de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie. Quelles compensations peuvent être offertes à ces trois puissances? Toutes trois sont placées par la nature ou attirées par leur commerce à l’orient de l’Europe, et c’est là seulement que l’ambition trouve des espaces où s’étendre. Là la race turque achève son déclin et occupe encore sur le sol une place qu’on sent déjà vide. L’Allemagne, le jour où elle voudrait accroître son empire à l’ouest, n’aurait rien à offrir aux plus grandes puissances de l’Europe que cette proie immense à l’est. La guerre contre la France entraînerait donc un remaniement général de l’Europe.

S’il suffisait pour tout régler que l’Allemagne abandonnât en bloc aux puissances orientales la dépouille de l’empire turc, l’Allemagne ne serait pas arrêtée peut-être par l’immensité du don : elle a proclamé qu’elle n’avait pas d’intérêts directs en Orient. Mais il ne suffit pas qu’une dépouille offerte à plusieurs soit immense, il faut qu’elle soit partageable. Si l’Autriche, l’Angleterre et la Russie avaient des prétentions sur des portions diverses de cet empire, le partage de la Turquie serait aussi simple que fut celui de la Pologne. Mais toutes les fois qu’il s’est agi de la Turquie, les sacrificateurs se sont toujours divisés avant de diviser la victime. C’est que là les puissances copartageantes ne se disputent pas seulement des territoires, mais une autorité morale et une suprématie militaire, et l’ambition de tous revendique le pouvoir.

Leurs vues ne sont pas un mystère. La Russie veut deux choses: étendre son protectorat sur les races slaves des Balkans ; être maîtresse à Constantinople pour s’ouvrir la Méditerranée et fermer la Mer-Noire. L’Angleterre veut fermer à la Russie Constantinople. L’Autriche veut devenir sur les Balkans une puissance slave. Leurs ambitions se contredisent. Le jour où ces peuples tenteraient de les réaliser, ils deviendraient, de complices, ennemis. Comment l’Allemagne réussirait-elle à les concilier? Dès aujourd’hui, elle éprouve combien est dangereux le rôle de ceux qui soufflent l’ambition sur certains points du monde. C’est elle qui, désireuse à la fois d’éloigner l’Autriche, son ancienne rivale, et de lui offrir une compensation, lui a persuadé de chercher fortune vers l’est. L’Autriche, avant de se mettre en marche, a obtenu un traité qui lui assure, si elle est attaquée, l’assistance de l’Allemagne. On en avait conclu dans le monde où l’on cherche les conséquences des actes que l’Allemagne avait pris parti contre la