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REVUE DES DEUX MONDES.

subordonnée, le gouvernement russe est demeuré une théocratie, en ce sens qu’il s’appuie tout entier sur la foi religieuse. J’oserais, à cet égard, le comparer au gouvernement des Hébreux, qui, sous leurs rois comme sous leurs juges, faisaient profession d’être gouvernés par Dieu et par la loi divine. Le rapprochement est d’autant plus naturel que le Russe, lui aussi, s’est, depuis des siècles, habitué à se regarder comme le peuple élu, comme le peuple de Dieu. Les fils de la sainte Russie ont, pour leur gosoudar, quelque chose du sentiment que pouvaient avoir les Hébreux pour leurs rois ou, comme dit le Slavon, pour leurs tsars David et Salomon. Qu’est-ce au fond que le régime russe, cette sorte d’anachronisme vivant dans l’Europe moderne ? Le tsarisme n’est qu’une théocratie patriarcale, déguisée par la nécessité des temps et par l’influence du voisinage en monarchie militaire et bureaucratique.

S’il n’y avait d’autre Russie que la Russie populaire, si le Russe finissait toujours au moujik, si la Moscovie, parquée dans ses forêts, n’avait pas été en contact avec l’Europe, le trône des tsars orthodoxes serait à l’abri de toute secousse. Par malheur, l’homogénéité morale de la nation a été brisée ; la sainte Russie a perdu l’unité de foi religieuse et politique. En dehors même de sa large ceinture de provinces d’une autre nationalité et d’une autre religion, il y a, au sein du peuple russe, deux nations diverses et superposées, différentes de culture, de croyances, de besoins ; deux Russies qui ne sauraient s’accommoder du même régime et dont l’une blasphème ce que l’autre adore. Au-dessus de la vieille Russie moscovite, de la Russie russe, comme aiment à dire ses panégyristes, il y a la Russie moderne, la Russie européanisée, la Russie pétersbourgeoise, ainsi que l’appellent ironiquement ses détracteurs ; il y a la Russie libérale, dédaigneuse des superstitions populaires, pour laquelle la dévotion des masses envers le tsarisme n’est qu’un fétichisme grossier ; il y a la Russie révolutionnaire, fanatiquement ennemie du dogme autocratique, pour laquelle jeter des bombes à l’oint du Seigneur est œuvre pie. De ce contraste viennent les difficultés russes ; et comme ces deux Russies adverses ne peuvent vivre en paix, comme aucune des deux ne semble de force à supprimer l’autre ou à la convertir, on se demande quand prendra fin ce dualisme, à travers quels déchiremens et au prix de quelles commotions se pourra rétablir l’équilibre intérieur de la nation[1].


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, tome II, livre VI, p. 59 et suiv., 2e édit.