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conduite. On peut penser que les déceptions ne lui manquèrent pas ; mais plus d’une fois il eut lieu d’être satisfait, en acquérant la certitude qu’il avait sauvé des malheureux et restitué à la circulation des forces redevenues utiles. Dans l’élaboration de son projet, il eût pour confident et pour auxiliaire un de ses amis, M. Rewel La Fontaine, dont l’intelligence et la bonté furent émues par la perspective du bien que l’on allait tâcher de faire. Lui, non plus, il ne se ménagea pas ; l’indépendance de sa fortune lui permit, en certaines occurrences difficiles, d’être mieux qu’un conseiller écouté ; il a été, il est resté fidèle à la pensée qui a présidé à cette fondation de miséricorde, et nul n’y a été plus dévoué que ce collaborateur volontaire.

Pas un instant M. de Lamarque ne crut que son action bienfaisante pourrait s’exercer indifféremment sur tous les libérés. Il connaissait trop bien ce monde-là pour avoir conçu de si ambitieuses espérances, mais il s’était dit que s’il parvenait à arracher aux méfaits et aux geôles quelque pauvre homme qui n’avait failli que par désespoir, entraînement ou faiblesse, il n’aurait perdu ni son temps ni ses peines ; il pensait aussi que la vue d’un criminel, relevé par son propre effort, réhabilité par lui-même, serait de bon exemple et pousserait dans la voie droite ceux qui s’en étaient écartés plutôt par circonstances que par instinct. Dans ce monde étrange qui rôde autour de la société comme une bande de loups autour d’une étable, il serait injuste de ne voir que des êtres malfaisans, uniquement guidés par leurs passions et ne reculant devant rien pour obtenir du crime ce qu’ils n’ont point le courage de demander au travail. Certes, de tels hommes existent, et le nombre en est même considérable sous la discipline de la chiourme. Il est douloureux, mais il n’est qu’équitable, de reconnaître que les lois de l’atavisme pèsent parfois lourdement sur certaines natures : on pourrait citer des dynasties de voleurs, comme on cite des dynasties souveraines ; on s’y succède de père en fils, et certains noms, appartenant à la même famille, se reproduisent, depuis deux siècles, sur les livres d’écrou. Le vol n’est plus un métier, c’est une vocation ; on en reçoit les aptitudes au jour de la naissance, comme les germes d’une maladie héréditaire que l’âge développera et rendra incurable. Dès que l’enfant est hors de langes, dès qu’il peut se mouvoir, courir, faire usage de ses mains, il vole ; la famille l’y encourage, excitant son émulation et perfectionnant son adresse. S’il est arrêté, on l’acquitte comme ayant agi sans discernement, mais il est enfermé, jusqu’à sa majorité, dans une maison d’éducation correctionnelle ; dès lors il est perdu ; il est réservé à la prison, à la maison centrale, au bagne et peut-être à l’échafaud. Il n’est pas besoin d’appartenir à une lignée de malfaiteurs pour naître avec des instincts pervers ;