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semblables et son créateur. » Les deux tiers des Chevaliers du travail appartiennent à la religion romaine. Le grand maître actuel, Terrence Powderly, est un catholique zélé. L’ordre tombait-il sous le coup des censures ecclésiastiques contre les affiliations secrètes ? On en jugea ainsi au Canada, où il fut condamné. Aux États-Unis, l’épiscopat délibéra en commun sur cette question. A la presque unanimité, — 70 sur 75, — les archevêques et évêques de l’Union refusèrent la condamnation. Ils déléguèrent à Rome quelques-uns d’entre eux pour exposer leurs raisons. C’est ce plaidoyer que le cardinal Gibbons a rédigé dans un mémoire présenté au saint-siège et publié à la fin de mars par le Moniteur de Rome. Je crois qu’il faudrait remonter très haut dans l’histoire de l’église pour trouver un document de plus de conséquence ; il marquera une date dans cette histoire. Je constate avec affliction qu’à l’heure où j’écris, aucun organe de la presse n’a encore reproduit ce document dans notre pays de France : nos portes ne s’ouvriraient-elles plus toutes grandes à toutes les idées ? Il reste inconnu, grâce à la timidité des journaux catholiques, à l’indifférence des autres. Pourtant on n’avait même pas l’excuse d’hésiter devant une traduction ; le mémoire original est écrit en français. Je suis fort embarrassé pour en parler ; on ne résume pas un manifeste de cette importance, où chaque mot porte et parle une langue nouvelle ; il faudrait tout citer.

« Je suis profondément convaincu, dit en commençant le cardinal, de la vaste importance des conséquences qui se rattachent à cette question, laquelle ne forme qu’un anneau dans la grande chaîne des problèmes sociaux de nos jours, et spécialement de notre pays. » — Il démontre d’abord, par des argumens de droit canon, qu’on ne saurait confondre l’ordre des Chevaliers du travail avec les affiliations secrètes visées par les censures ecclésiastiques ; puis il entre dans le vif de sa thèse, il dépeint en termes énergiques les souffrances des travailleurs et la nécessité d’y porter remède. « L’avarice sans cœur qui, pour gagner plus, écrase impitoyablement non-seulement les ouvriers de plusieurs métiers, mais spécialement les femmes et les jeunes enfans à leur service, fait comprendre à tous ceux qui aiment l’humanité et la justice que ce n’est pas seulement le droit des travailleurs de se protéger, mais l’obligation du peuple entier de les aider, en trouvant un remède pour les dangers dont la civilisation et l’ordre social sont menacés par l’avarice, l’oppression et la corruption. » — Remarquez bien %quel sens le prélat donne à ces mots « l’ordre social. » Pour lui, les menaces contre cet ordre viennent de l’injustice d’en haut plus que des violences d’en bas. A ceux qui lui objectent ces violences,