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de maître ; en outre, il s’était entendu condamner par le chef à travailler pendant trois yams, — trois récoltes ou années, — pour son compte. Le capitaine lui avait insinué amicalement qu’il aurait plus d’avantages à partir avec lui pour Queensland, où son travail lui serait bien payé, où il mangerait à sa faim, boirait à sa soif, et d’où il reviendrait avec un coffre contenant une fortune. Narua était ébranlé, mais la crainte du chef et son dos endolori le faisaient hésiter, quand le capitaine, qui réservait pour la fin ses plus irrésistibles argumens, lui dit qu’il avait à bord tout un chargement de Maries de Malo. Dans leurs traditions, toutes les femmes de Malo « répondent au doux nom de Marie. » Beautés douces, complaisantes et serviables, elles représentent pour les indigènes de Tanna, d’Api, d’Ambrym, d’Aneitium le type idéal de la femme. Narua se décida, et une heure plus tard il reposait paisiblement dans l’entrepont du navire d’engagés. Mais quel ne fut pas son dégoût lorsqu’en montant sur le pont, la première femme qu’il aperçut fut non pas une Marie de Malo, mais bien sa propre femme, qui avait gagné au pied, elle aussi, lasse de travailler pour lui et désireuse d’améliorer sa situation.

Sauf cet incident, il ne se plaignait pas trop de la vie à bord, où il n’avait rien à faire qu’à manger et à dormir. En vue de Queensland, ses tribulations et celles de ses compagnons commencèrent. On les fit ranger sur le pont, et on leur remit à chacun une chemise et un pantalon, aux femmes une jupe et une camisole, avec ordre de s’en vêtir, la loi ne permettant pas au capitaine de débarquer ses engagés à l’état de nature. Comment s’insérer là-dedans et pourquoi faire ? Ils n’y entendaient rien ni les uns ni les autres ; mais force fut d’obéir et, après des tentatives qui durent être grotesques, ils débarquèrent sur le quai. Transférés dans un vaste hangar, ils furent ensuite répartis entre les fermiers et dispersés sur tous les points du continent. Narua fut envoyé à Beltana, dans l’Australie du Sud, chez un M. Philipson, grand éleveur de moutons, et qui le premier acclimata le chameau dans ces régions. La vue de ces animaux avait plongé Narua dans une étrange confusion d’idées. A l’entendre, le chameau se nourrissait exclusivement de cailloux, dont il faisait une consommation considérable ; en outre, le chameau comprenait l’anglais biche de mer, tout en le parlant imparfaitement. Les idées que Narua aura données aux naturels d’Api et d’Aneitium sur cette bête apocalyptique étonneront fort un jour les voyageurs, qui croiront entendre décrire une espèce indigène disparue.

L’un des moyens les plus usités au début, par les capitaines de navires d’engagés pour se concilier le bon vouloir des chefs et des