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plus méchans citoyens de France, » et sur Louis XIV ? Et, en effet, l’un après l’autre ou ensemble, si quelqu’un, dans l’ancienne France, a brisé l’aristocratie de la noblesse ou, comme disait Saint-Simon, « rendu tout peuple et vil peuple » devant « les ministres, intendans ou financiers de la dernière espèce, » n’est-ce pas eux ? Et jamais Montesquieu ne le leur a pardonné !

Le préjugé n’est pas moins fort en lui contre les gens de lettres. On l’eût fâché, blessé même de le comparer à Fontenelle ou à Voltaire. Je ne dis rien des autres, les Duclos, les Jean-Jacques, les Diderot, qui se glorifieraient volontiers de manquer de naissance ou d’éducation, et qui trop souvent croient faire acte de « citoyen, » en le faisant de grossier personnage. Bien né, bien élevé, de bonne compagnie et de bon ton, — sinon toujours de bon goût, — jusque dans la licence et le libertinage, Montesquieu est un homme du monde, qui a un état et une condition. Qu’est-ce que seraient Voltaire ou Fontenelle, s’ils n’étaient les auteurs de leurs œuvres ? Un mince procureur, un petit avocat. Montesquieu, lui, serait encore et toujours le Président, comme on l’appelle dans les salons qu’il fréquente, c’est-à-dire un personnage ; et il en respecte en lui la dignité sociale. Je trouve des marques de son mépris dans la manière dont il a parlé, non-seulement des gens de lettres, mais encore de la matière de leurs occupations, du théâtre, du roman, de la poésie. Son mot d’ailleurs est assez connu : « J’ai la maladie de faire des livres, disait-il, et d’en être honteux quand je les ai faits ; » et l’on sait qu’il n’a mis son nom ni aux Lettres persanes, ni aux Considérations, ni à l’Esprit des lois. La vocation était la plus forte, mais en la déclarant publiquement il eût cru déroger ; et, ne pouvant se tenir d’écrire, il voulait avoir l’air au moins d’écrire en se jouant, de n’en pas faire métier ni marchandise, de s’y délasser enfin d’occupations plus graves, plus convenables à son rang et aux fonctions qu’il avait traversées, ou plus utiles à la société, — comme de faire son vin, par exemple, et d’améliorer ses terres.

Ajoutons encore un ou deux traits à sa physionomie : il y a en lui du magistrat, avec sa morgue et ses hauteurs, avec cette manie aussi d’expliquer habituellement, par un long circuit de raisons très lointaines et très compliquées, les actions les plus simples. C’est ce que l’on a quelquefois appelé le machiavélisme de Montesquieu. Il n’est pas simple, il le sait bien, mais il se pique de ne pas l’être. Dans ses Considérations, il aime à expliquer de grands succès par un mélange heureux de crimes ou de vices : ainsi ceux de Sylla, de César ou d’Octave ; et, dans l’Esprit des lois, il note, ici et là, des « qualités admirables » dont il prétend montrer que les effets politiques sont très pernicieux à ceux qui les possèdent. Les magistrats, à leur manière,