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campagne et Du Mesnil-Durand avait repris sa prédication. Il avait même rédigé sous l’inspiration des deux frères un règlement destiné à remplacer l’ordonnance de 1776 ; C’était la revanche de l’ordre profond sur l’ordre mince qui se préparait, et, pour la rendre plus éclatante, le maréchal avait obtenu du ministre l’autorisation de profiter du rassemblement des troupes au camp de Vaussieux, en Normandie[1], pour faire sur le terrain la comparaison des deux systèmes. Le duel, — car c’en était bien un cette fois, — eut lieu sur les bords de la Saule, au printemps de 1778, au milieu d’un grand concours et dans des conditions de sincérité absolue. Très loyalement, le maréchal avait choisi pour adversaire un des officiers-généraux les plus hostiles à ses idées : Rochambeau. Avec un tel champion, il n’y avait pas de complaisance possible, et l’affaire nécessairement devait être sérieuse.

Elle le fut en effet, et ce dut être, à coup sûr, un attachant spectacle que celui de ces deux hommes également dévoués à leurs idées, et se donnant rendez-vous dans une sorte de tournoi pour en faire la démonstration devant on jury composé de tout ce que l’armée comptait de célébrités.

Pour la première fois, les deux écoles allaient se trouver en présence, non plus cette fois dans une lutte de plume, avec le raisonnement pour seule arme, mais sur le terrain, aux prises avec la réalité. Rochambeau nous a laissé dans ses Mémoires un piquant récit de ces manœuvres, où, malgré toute son habileté, le maréchal eut le dessous dans presque tous les mouvemens qu’il essaya de faire en ordre profond.

« Une seule fois, nous dit-il, il réussit à nous tourner, mais ce fut à condition de renoncer lui-même au système des colonnes serrées, de déployer sur un espace de cinq quarts de lieues, et de faire marcher sa première ligne contre ses principes, dans l’ordre mince. » L’épreuve était concluante, et jamais encore aussi complet hommage n’avait été rendu par une autorité pareille à la nouvelle tactique. Le duc de Broglie en conçut bien un peu d’humeur, et lorsque Rochambeau, l’affaire terminée, s’approcha « les larmes aux yeux et lui parla pathétiquement, il parut touché, mais ne voulut pas être convaincu. » Quoi qu’il en soit, l’armée l’était, elle, « et sa voix en faveur de l’ordonnance fut si forte qu’elle ne put être étouffée par la profonde vénération qu’elle avait pour le maréchal, et qu’elle s’élevait des tentes des soldats[2]. »

Le triomphe de Guibert était complet cette fois ; après quinze ans

  1. A l’occasion de la guerre d’Amérique et d’un projet de descente en Angleterre.
  2. Guibert, t. III, p. 206.