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simplifiés par notre goût de l’analyse ; rêvant, tout comme d’autres, mais de nos rêves n’aimant donner au public que le résultat, la formule réfléchie, l’idée où ils aboutissent, et qui, en tant qu’idée, leur ôte leur caractère, les trahit en les traduisant, et, tout en les exprimant, se moque un peu d’eux ; nous avions créé une littérature d’idées générales très nettes, de sentimens puissans très clairs, de peintures de l’homme très profondes et nullement abstraites, quoi qu’on en ait dit, mais assez peu individuelles pour pouvoir être comprises du premier coup par toute l’Europe. En un mot, nous étions classiques, autrement que les anciens et moins qu’eux, mais classiques encore, c’est-à-dire universels. Nos goûts d’analystes, après notre éducation, en avaient été la première cause. Une autre, et que Mme de Staël a très bien vue, presque trop bien, était que nous ne sommes point des solitaires. Nous n’écrivons point pour nous, mais pour un public. « En France, le public commande aux auteurs. » Nous voyons toujours, en face de nous, le lecteur qui écoute, et nous voulons lui plaire plutôt qu’à nous. Autant dire que nous parlons plutôt que nous n’écrivons. C’est nous imposer la clarté, l’ordre, la suite et la mesure, et au besoin les qualités oratoires ; c’est nous interdire l’épanchement, le rêve, la synthèse aussi, sinon après une série d’analyses, et la contradiction, et la contemplation qui n’aboutit point à une conclusion, toutes choses qui ne sont pas moins que les autres des aspects de la vérité. — C’est nous interdire d’être lyriques et élégiaques ? — Mon Dieu ! à peu près. — Et c’est nous restreindre à être dramatiques et conteurs ? — Mon Dieu ! presque, réserve fuite pour les hommes de génie, qui, tout en se conformant aux nécessités de leur temps, savent toujours se tirer d’affaire. Mais il est bien certain que les caractères généraux de notre littérature sont bien ceux-là. Quand Buffon recommande à l’écrivain, comme une règle, de se défier du premier mouvement, il dit mieux que moi tout ce que je viens de dire, et indique bien une des habitudes essentielles de notre art. Et le seul livre où effusion, rêve, contemplation, contradictions, transport lyrique, fond de l’âme, pour tout dire, se trouve jeté sur le papier, pour notre éternelle admiration, c’est les Pensées de Pascal, ce qui tient à ce qu’il n’a pas été rédigé.

Les Allemands du temps de Mme de Staël et du temps un peu antérieur, ceux de la période d’assaut et de la période romantique, ne devaient ou ne voulaient rien devoir à l’antiquité. Ils étaient même en réaction contre leurs classiques, ceux d’entre eux qui avaient dit du bien de l’antiquité, les Lessing et les Winckelmann. Ils étaient, d’ordinaire, purement subjectifs, point orateurs, point conteurs, peu dramatiques, aimant à suivre, sans grande méthode, dans le charme qu’on éprouve à s’écouter, le déroulement lent, indéfini, plein de détours et de retours, de leur rêve tendre et