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Emerson a déclaré que c’était un privilège et un plaisir que de se promener avec Thoreau ; il connaissait le pays comme un fauve ou comme un oiseau : il n’y avait pas de point où il ne fût passé par des sentiers à lui, où il n’eût nagé, patiné, conduit son bateau. Ses sens aiguisés par l’exercice lui permettaient de se retrouver dans l’obscurité, de mesurer à vue d’œil l’espace, les arbres, les montagnes, de reconnaître la trace de tous les animaux sur le sol ou dans la neige. Sous un bras, il portait un vieux livre de musique où il rangeait les plantes ; dans ses poches, son journal, — car il notait toutes ses pensées à l’endroit même où elles lui étaient venues, — un microscope, un couteau et de la ficelle. Du reste, ses yeux perçans pouvaient se passer de loupe, et il avait l’oreille d’un sauvage. Quant à sa mémoire, elle était le registre photographique de tout ce qu’il voyait ou entendait ; il n’en tirait pas vanité : ses livres prouvent que, si le document lui importe, c’est par l’impression qu’il produit sur l’esprit. Il aimait transformer chaque pensée en symbole ; il appréciait la valeur de l’imagination qui élève et console la vie humaine. D’une patience à toute épreuve, il savait rester immobile comme un morceau du rocher sur lequel il était assis, jusqu’à ce que l’oiseau, le reptile, le poisson vinssent à lui par curiosité. On raconte sur son intimité avec les bêtes les anecdotes les plus étonnantes. Lui-même, avec sa physionomie sagace et battue par les intempéries, ressemblait, paraît-il, à un animal étrangement fin et singulièrement honnête tout ensemble, à quelque renard franc et généreux jusqu’à la magnanimité, si l’on peut réussir à se figurer ainsi un renard.

Quelqu’un lui a reproché d’avoir parlé de la nature, « comme si elle était née et avait été élevée à Concord. » Cette prédilection pour les environs de sa ville natale ne tenait pas à l’ignorance, mais il était d’avis que la meilleure place pour chacun de nous est celle où il a été planté. Deux ou trois fois seulement, sa plume vive et colorée comme un pinceau a tracé d’autres aspects que celui du paysage natal. Bien que l’étang de Walden fût pour lui un diminutif de l’océan, tout aussi curieux à sa manière que l’océan lui-même, il voulut se rapprocher de l’Atlantique, et le résultat d’une excursion de trois semaines du côté du Cap Cod lui a fait écrire la jolie relation de voyage où, nous dit-il modestement, ses lecteurs ne dosent s’attendre à trouver que fort peu de sel, le sel que la brise de terre peut emprunter en soufflant par-dessus un bras de mer ou que l’on goûte sur l’écorce des arbres à vingt milles en terre après les vents de septembre.

L’espèce de fraternité qui l’attachait aux Indiens et le plaisir qu’il éprouvait à causer avec eux le conduisirent aussi dans les Bois