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me passe l’expression, la mâchoire du boule-dogue : le morceau qu’ils ont saisi, ils ne le lâchent plus. Mon père, — je l’ai dit bien souvent ; qu’il me soit permis de le répéter encore, — mettait la prise d’une frégate anglaise au-dessus de toutes les actions de guerre que l’histoire se plaît à célébrer. Ce fut toujours pour lui le comble de la gloire. Tel est l’immortel honneur que l’année 1810 réservait aux Duperré et aux Bouvet.

L’empire, quand il s’agissait de la marine, n’était pas prodigue de ses faveurs. Il lui tenait en quelque sorte rigueur, et l’empereur ne cessa jusqu’à son dernier jour de l’accuser de ses déceptions. Quel dévoûment cependant on rencontrait dans les rangs de cette flotte si souvent sacrifiée ! Quel enthousiasme, je ne dirai pas pour la patrie seulement, mais pour la personne du souverain! j’ai vu ce sentiment poussé jusqu’à l’idolâtrie ; je l’ai trouvé dans ma propre famille, vivace encore, quand déjà on le sentait s’évanouir peu à peu dans l’armée. Le capitaine Motard reçut, pour prix de ses services, le titre de baron, avec une dotation. On le nomma commandeur de la Légion d’honneur; on ne l’éleva pas au grade de contre-amiral. Le commandant de la Sémillante se tint pour amplement récompensé. Il était cependant capitaine de vaisseau depuis le 1h septembre 1803. En 1811, on lui confia le commandement de « l’école spéciale de la marine, » établie à Toulon. Pouvait-on placer de jeunes élèves sous une meilleure direction? Pouvait-on leur offrir un plus digne modèle à suivre? Instruction solide, distinction de manières et d’esprit, courage à toute épreuve, rien ne manquait au baron Motard. Mais bientôt la marine ne fut plus qu’une armée de réserve. L’empereur prit l’habitude d’y puiser à pleines mains des soldats. Le 11 septembre 1811, le capitaine de vaisseau Motard fut désigné pour commander, en qualité de colonel-major, l’équipage des marins de la garde impériale. Il avait alors quarante ans. Il passa en Allemagne : sa santé ne lui permit pas d’achever la campagne de Russie. Il dut rentrer en France et fut, sur sa demande, admis, le 25 novembre 1813, à prendre sa retraite.

La restauration le nomma contre-amiral honoraire. Il est mort à Honfleur, le 25 mai 1852, âgé, par conséquent, de quatre-vingt-un ans. Les fatigues de la mer, on le voit, ne tuent pas plus sûrement que les lits de plume. Bouvet lui-même, le glorieux Bouvet, ne terminera sa brillante existence que le 18 juin 1860, dans sa quatre-vingt-cinquième année.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.