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la tête de Méduse. Dans ce dessein, il rassembla dans un endroit où lui seul entrait des grillons, des sauterelles, des chauves-souris, des serpens, des lézards et autres espèces d’animaux étranges ; en les mélangeant, il en tira un monstre horrible et effroyable, dont le souffle empoisonnait et remplissait l’air de flammes; sortant d’un rocher sombre et brisé, il répandait un noir venin de sa gueule ouverte; ses yeux lançaient du feu, son nez de la fumée. Le jeune artiste souffrit beaucoup, pendant ce travail, de l’odeur que répandaient tous ces animaux morts; mais son ardeur lui faisait tout braver. L’œuvre achevée, comme, ni son père ni le paysan ne réclamaient la rondache, Léonard avertit le paysan de la faire prendre. Ser Piero se rendit donc un matin dans la pièce occupée par son fils, et ayant frappé à la porte, Léonard lui ouvrit en le priant d’attendre un peu ; puis le jeune homme, étant rentré, plaça la rondache dans son jour sur le chevalet, et arrangea la fenêtre de façon que la lumière tombât sur la peinture en rayons éblouissans. Ser Piero, au premier aspect, oubliant ce qu’il venait chercher, éprouva comme une secousse nerveuse, ne pensant pas que ce n’était là qu’une rondache et encore moins que ce qu’il voyait fût une peinture ; il recula d’un pas, mais Léonard le retint et lui dit: « Mon père, cet ouvrage produit l’effet que j’en attendais; prenez-le donc et emportez-le. » Ser Piero fut émerveillé et loua hautement l’étrange raisonnement de son fils. Il acheta secrètement chez un mercier une autre rondache, ornée d’un cœur percé d’une flèche, et la donna au paysan, qui en conserva toute sa vie une grande reconnaissance. Ensuite, il vendit secrètement la rondache de Léonard 100 ducats à des marchands florentins, qui ne tardèrent pas à en obtenir 300 du duc de Milan. » — Le récit du biographe est évidemment chargé, mais rien ne nous autorise à croire que le fond n’en soit pas exact, ces sortes de plaisanteries étant absolument dans les habitudes de Léonard. Qui sait? peut-être est-ce cette rondache qui servit dans la suite de passeport à Léonard lorsqu’il alla chercher fortune à la cour des Sforza.

Ainsi, dès son enfance, Léonard recherchait ces sujets bizarres : le monstre peint sur la rondache, la Gorgone entourée de serpens, qui jurent si singulièrement avec les préoccupations de plus en plus littéraires des artistes italiens contemporains. De même dans la Tentation d’Adam et d’Eve, nous le verrons poursuivre la reproduction des moindres détails de la végétation. Sa curiosité ardente s’étendait jusqu’aux problèmes de l’ordre le plus délicat, on serait tenté de dire le plus scabreux ; M. Taine l’a excellemment montré dans une de ces analyses pénétrantes où, en quelques lignes, il nous en apprend plus sur le génie d’un maître que d’autres en de gros volumes, et qu’il faut reproduire telles quelles, faute de pouvoir