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cocagne enguirlandés de fleurs, de leurs bannières peintes, de leurs torches flamboyantes, de leurs échafauds roulans, tendus de tapis brodés et peuplés de figures étrangement accoutrées. » C’est ce genre de spectacle qu’il retrouve aussi dans les drames et dans les comédies de Shakspeare, et il en veut aux critiques pointilleux et malavisés qui prêtent à ce grand poète de subtiles intentions qu’il n’eut jamais, une logique de psychologue, une finesse et une rigueur dans le développement des caractères qu’il ne se soucia jamais d’avoir. Comme le remarque M. Lee, c’est le roman moderne, ce sont les Defoë, les Richardson et les Fielding, Mlle de Lafayette et l’abbé Prévost qui ont introduit dans la littérature l’esprit d’analyse et un besoin d’exactitude inconnu jusqu’alors.

Il soutient avec raison « que Shakspeare n’a jamais mis en scène que des caractères généraux, qu’il les concevait avec une puissance étonnante, comme le fit Webster avec moins de génie, mais qu’il s’inquiétait peu des développemens. » Macbeth est un tyran souvent déclamateur, le roi Lear est un vieil enfant gâté, Miranda est un ange, Ophélie est une fille crédule qui devient folle. — « Qu’importait à Shakspeare la réalité du détail? Rossini plaçait une roulade agréable au milieu d’une agonie ; Shakspeare, dans les momens les plus passionnés, n’hésite jamais à mettre dans la bouche de ses personnages une métaphore heureuse ou une tirade philosophique... Sa principale préoccupation, ajoute M. Lee, était de procurer à ses contemporains la plus grande somme de plaisir, en mêlant à l’exposition de quelque action intéressante et pathétique tous les assaisonnemens qui leur plaisaient, le haut lyrisme, la bouffonnerie, la fantaisie, l’obscénité, les sentences d’un philosophe et l’euphaisme fashionable... Le public de la fin du XVIe siècle et du commencement du XVIIe venait voir des meurtres et des empoisonnemens, mais il lui fallait aussi de belles tirades, des pensées baconiennes formulées dans la langue de Bacon, des plaisanteries rabelaisiennes exprimées dans le jargon de Rabelais, et avec tout cela une poésie plus exquise et plus prenante que celle de Spencer ou de Sidney. » — Ce public venait chercher une fête, on le servait à son goût, qui apparemment était celui du maître des cérémonies, de l’ordonnateur souverain du banquet.

Les plaisirs et les habitudes de l’imagination changent avec le temps. L’esprit d’analyse et de précision, que le roman moderne avait mis en honneur, a pénétré partout et s’est imposé au théâtre, comme à la peinture et aux arts plastiques. Certaines invraisemblances nous sont insupportables, et nous n’admettons plus qu’un Soliman dîne avec le Christ, qu’un Apollon joue du violon. Mais les grands artistes qui donnaient des fêtes à leurs contemporains étaient d’admirables observateurs, qui enfermaient dans leurs mensonges des vérités profondes et dont