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Il faut remarquer, d’ailleurs, que tous les ouvriers sans travail âgés de dix-neuf à quarante-deux ans, qui avaient échappé aux différentes levées, étaient partis comme remplaçans. En raison du haut prix des remplacemens, les hommes dont le ménage ou la famille était dans la misère aimaient mieux remplacer que s’engager.

L’armée elle-même, disait-on dans Paris, ne voulait plus se battre, et l’on citait parmi les jeunes soldats des désertions, des suicides, des mutilations volontaires. On assurait qu’un détachement d’infanterie, traversant le pont de Bordeaux, avait jeté ses armes dans la Gironde. D’après un autre récit, comme un bataillon, se rendant à l’armée, défilait dans la rue Saint-Denis, les gens qui le regardaient passer dirent aux soldats qu’ils allaient à la boucherie. Plusieurs répondirent : « Nous allons chercher un louis ; au premier coup de feu, nous passerons du côté de l’ennemi. » Le fait était-il vrai ? Le rapport de police qui le relate paraît le mettre en doute. Ce dont, malheureusement, on ne peut douter, c’est de la situation lamentable des recrues à leur arrivée au grand dépôt de Courbevoie. Non-seulement les conscrits ne trouvaient pas toujours de pain, mais beaucoup d’entre eux ne trouvaient pas de gîte. Et ils étaient mal venus k réclamer auprès des officiers du dépôt, perdus de travail, affolés par le nombre énorme de conscrits à incorporer et à pourvoir de tout. On entendait ces réponses : « F…-moi le camp ; je n’ai pas le temps de m’occuper de vous[1] ! »

Or, des 50,000 conscrits qui, en trois mois, passèrent par cette caserne de Courbevoie, 1 pour 100 seulement déserta[2]. Quel témoignage à l’honneur des soldats de 1814 ! Ces enfans, ces jeunes mariés, ces soutiens de famille, qui, le cœur si gros, avaient quitté la chaumière où pleuraient la mère esseulée et la femme allaitant le nouveau-né, se transformaient vite à la vue du drapeau. Ils apprenaient des vieux cadres, hommes de bronze qui avaient conquis l’Europe enchantant, ces grands sentimens d’abnégation et ces heureux sentimens de belle insouciance dont est fait l’esprit militaire. Et quand, un jour de revue ou un jour de combat, l’empereur avait passé devant eux, ils subissaient sa fascination, et ils en arrivaient à se battre, non plus soutenus par le devoir, non plus animés par le

  1. Rapp. de Pasquier, 9 et 10 février. Rapp. de Hullin, 21 février. (Arch. nat., AF., IV, 1,534.) — Voici pourquoi beaucoup de recrues ne trouvaient pas de gîte. Le triage des conscrits pour la garde se faisait à la caserne de Courbevoie. Ceux qui n’étaient pas choisis étaient renvoyés, quelquefois très tard dans la soirée et individuellement, à Paris, où ils erraient jusqu’au matin, les casernes étant fermées.
  2. Au 2 mars, les dépôts de la garde avaient reçu 59,472 conscrits ; 43,122 avaient été incorporés dans la garde, 6,168 avaient été renvoyés dans les dépôts de la ligne, 672 avaient déserté. (Note du général Ornano, situations de 1814. Archives de la guerre.)