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vue ni l’activité intellectuelle, ni le travail manuel, ni la charité, ni la propagande ; mais son salut personnel et l’expiation des péchés du siècle.

« La mission des moines, disaient encore sous Nicolas, au théologien Palmer, les religieux de Troïtsa, n’est ni l’étude ni le travail d’aucune sorte; leur mission est de chanter les offices, de vivre pour le bien de leurs âmes et de faire pénitence pour le monde[1]. » Et ils ajoutaient que l’ascétisme était le nerf du christianisme, se vantant d’y être demeurés plus fidèles que les Latins, y voyant une marque de la supériorité de leur église. A certains de ces moines de Saint-Serge, les deux vices séculaires des monastères orientaux : l’ignorance de l’esprit, la saleté du corps, semblaient presque une vertu de leur état. Quand Palmer, après avoir passé quelques jours dans leurs cellules, se plaignait des insectes et de la vermine, ses hôtes lui répondaient, d’accord à leur insu avec notre Benoît Labre, que, dans un couvent, ces créatures avaient leur utilité comme instrument de mortification et exercice de patience. Pour le moine du peuple, l’idéal du religieux est toujours l’anachorète du désert ; c’est le stylite sur sa colonne ce sont les saints ensevelis vivans dans les catacombes de Kief. Les noms des monastères rappellent la Thébaïde ; les plus grands portent celui de laure (lavra), les petits ceux de skyte ou de désert (poustynia). Leurs cryptes et leurs catacombes sont moins la tombe des morts que la demeure des anciens anachorètes retirés dans les grottes à l’exemple des pères du désert. Les cavernes, telles que le sacrospeco de saint Benoît à Subiaco, ou la cueva de saint Ignace à Manresa, semblent avoir conservé sur l’imagination religieuse du peuple leur antique attrait. Dans le voisinage du skyte de Gethsémani, près de Troïtsa, l’on peut visiter les catacombes où de modernes émules des saints de Kief se sont enfouis des années, dans des cellules souterraines, loin des hommes et de la lumière du jour. En Crimée, au monastère de l’Assomption, près de Bachtchi-Saraï, des moines se sont établis, entre le ciel et la terre, dans des grottes aériennes pratiquées aux flancs du rocher et reliées entre elles par de frêles galeries de bois. Ce couvent de troglodytes n’a pas un siècle d’existence. Le goût de la vie d’ermite n’est pas éteint dans le peuple; si l’état n’en autorise plus la fondation, les sectaires dissidens s’érigent encore des ermitages dans les contrées écartées.

Pour la vie religieuse, comme pour la foi, la Russie n’a rien ajouté à ce que lui apportèrent les Grecs : elle n’eut aucun ordre qui lui fût propre. Les couvens russes eurent beau subir, à différentes époques, diverses réformes, il n’en sortit rien d’original. Leur idéal

  1. W. Palmer : Notes of a visit to the Russian Church., p. 200-201.