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s’embarrasse dans ses liens, des chameaux tombent avec leur fardeau. Le chamelier s’empresse et gronde, décharge ceux qui sont à terre, rétablit comme il peut son train ambulant, et reprend sa route, si les chameaux y consentent. Tout ce dégagement de la voie ne se fait pas sans marchandises déchirées, brisées ou répandues. Qu’est-ce donc si dans un sens ou dans l’autre, survient une autre caravane? Alors c’est la rencontre de deux trains. Le poète descriptif et trop classique, l’abbé Delille, peignait l’armée de Cambyse engloutie au désert par le simoun, et disait : « Les chameaux renversés roulent sur les chameaux; » il faudrait ajouter ici, pour compléter ce tableau ridicule et navrant, ces trois mots peu militaires: « les ballots aussi. »

Voilà un épisode de l’industrie des transports, qui se produit tous les jours et à toute heure sur le sol parfumé de la « sainte Asie, » pour parler comme le poète Eschyle. Moins de minarets et plus de gares, moins de caravanes et plus de locomotives ôteraient à cette riche contrée un peu de ce pittoresque qui disparaît quand on le touche, et rendraient la vie humaine plus facile et plus large. Mais, pour atteindre à ce résultat, ne comptons sur aucune des races qui peuplent les quartiers des villes; car il y a un ensemble de connaissances pratiques et un apprentissage qui leur manque entièrement. Ce seront des capitalistes, des ingénieurs, des agriculteurs et des industriels européens qui devront se transporter dans le Levant pour le transformer, le féconder et le mettre en mouvement. Tout ce qu’on pourra demander aux indigènes sera de ne pas mettre obstacle à l’action civilisatrice de l’Occident.


II.

Le tableau présenté par M. Georgiadès des conditions économiques du pays n’est pas encourageant ; néanmoins, il paraît véridique, étant tracé d’après les faits acquis. Il est sûr que la loi musulmane décourage la culture des champs, non par sa rigueur, mais par la manière dont elle est appliquée. La dîme, comme impôt, n’est pas plus onéreuse que nos contributions ; seulement on la perçoit par un procédé ruineux. Peu de numéraire circule dans les campagnes d’Anatolie; pour être sûr de toucher ses revenus, le gouvernement les perçoit en nature. En outre, il les afferme à des individus qui les prennent à forfait, et qui, plus désireux de s’enrichir que de faire prospérer l’agriculture, dépensent le moins possible pour leur perception et pressurent le plus possible le paysan. Donc, à l’époque des récoltes, l’exacteur se rend dans un village,