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funèbre m’apparaissait dans l’air lumineux, avec des colorations très douces dans les lointains, des tons rosés sur la terre inculte, des demi-teintes violacées là où l’herbe avait poussé, entremêlée de graminées et de fleurs sauvages. On y sentait aussi cette influence singulière du silence répandu sur de très grands espaces, qui est comme le recueillement des choses inanimées.

Je me représentais le long cortège qui tour à tour avait conduit jadis les empereurs Ming à leur dernière demeure. Le cérémonial, déjà bien ancien de leur temps et immuablement réglé depuis des siècles, était celui-là même qui s’applique aujourd’hui encore au décès d’un empereur et qui subsistera intact tant que la Chine, où rien ne change, n’aura pas renouvelé le fond de pensées, de croyances et de traditions, sur lequel elle a édifié depuis plus de trois mille ans tout son passé historique.

La pompe du cortège s’était avancée lentement là-bas vers l’entrée de la vallée, à l’endroit où des nuages de poussière dorée s’élevaient en cet instant ; elle avait défilé dans l’avenue bordée de statues gigantesques, puis elle s’était déroulée avec toute sa magnificence dans les ondulations de la plaine, au pied des tombeaux.

En tête marchaient les trois musiques du palais, et les airs qu’elles jouaient, composés d’après les rites cabalistiques, évoquaient des visions sinistres, des choses effrayantes. Six sortes d’instrumens se faisaient entendre, mais deux surtout dominaient : c’étaient des plaques de jade suspendues à des cadres de bronze et frappées d’une baguette d’ébène ; elles rendaient un son clair, argentin, très doux et qui se prolongeait ; c’étaient aussi des luths dont les cordes étaient de soie : on les réservait pour les cérémonies funèbres, car, suivant le livre des Rites, « les sous que produisent les cordes de soie sont comme des plaintes douloureuses et absorbent l’esprit dans son deuil. » Pour marquer la mesure, des musiciens balançaient en cadence des hampes ornées de touffes de plumes blanches et des lances où pendaient des queues de léopard.

Ensuite venaient les troupes de la garde en masse serrée : les piques en forme de faux décorées de houppes de soie, les sabres d’acier, les arbalètes de bois laqué, les carquois hérissés de flèches, les casques de bronze surmontés d’ailettes d’or et de plumes de faisan, les cuirasses à écailles d’airain, les boucliers de cuir sur lesquels grimaçaient des tigres rouges, les housses des chevaux, les panneaux peints des chars de bataille, le brocard des étendards, les dragons d’or des enseignes, les parasols de satin des généraux, tout le luxe militaire des anciennes dynasties se déployait là dans un scintillement de lumière, dans un éblouissement de couleurs.