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à une parfaite connaissance des choses et que la sagesse était de la science appliquée, par conséquent une vertu qui ne pouvait devenir que le partage de l’aristocratie intellectuelle[1]. Vingt siècles avant Descartes, il émettait le principe cartésien qu’il n’y a pas d’ignorance plus honteuse que d’admettre pour vrai ce que l’on ignore, et qu’il n’est pas de bien comparable au plaisir d’être délivré d’une erreur. Ces paroles sont toujours vraies, et c’est ce que la démocratie véritable a compris quand elle a fait de l’instruction publique une des conditions essentielles de son existence.

Fût-ce une concession aux faiblesses du temps et un moyen de gagner plus d’adeptes, ou impuissance à s’élever vers un idéal supérieur, Socrate donna souvent pour but à la science l’utile. Bien qu’il ait dit : « On ne doit jamais commettre d’injustices, même à l’égard de ceux qui nous en font, ni rendre le mal pour le mal, » et tant d’autres généreuses paroles, sa morale se rapproche de l’intérêt bien entendu, lequel, d’ailleurs, n’est pas exclusif des idées de dévoûment et de sacrifice. En portant très haut le sentiment de la dignité de l’âme, en n’admettant pas que l’honnête homme puisse souffrir une tache sur sa conscience, Socrate jetait les bases du temple où les stoïciens établiront leur religion laïque, qui a eu tant d’illustres adeptes.


IV

Comment ce juste put-il être condamné au supplice des traîtres et des assassins ? Il y eut pour cette sentence trois chefs d’accusation : Socrate ne reconnaissait pas les dieux de la république ; il introduisait des divinités nouvelles ; et il corrompait la jeunesse.

Les religions, qui ont la prétention d’être immuables, changent comme toutes les créations des hommes et ne vivent qu’à cette condition. Ces changemens se font, d’un côté, par une lente infiltration d’idées étrangères ; de l’autre, par la révolte de certains esprits qui n’ont plus assez de confiance dans le surnaturel et cherchent à remplacer la croyance aux anciens dieux par une croyance nouvelle. Alors les mouvemens les plus contraires se produisent à

  1. La doctrine socratique aboutissait à cette proposition : la vertu c’est la science ; doctrine au fond très aristocratique, puisque la science n’est le partage que du petit nombre, et, par conséquent, en formelle opposition avec les principes de la constitution athénienne. Si jamais Socrate ne viola ni ne conseilla de violer la loi, il en attaqua sans cesse l’esprit. Même on a cru pouvoir dire qu’il s’irritait de l’égalité entre les citoyens, de la douceur des rapports entre le père et le fils, le mari et la femme, les Athéniens et les étrangers, les maîtres et les esclaves, toutes choses qui ont valu notre sympathie à la législation de Solon, et à Athènes le caractère particulier de son histoire.