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dans un ciel brumeux, les navires, pressés les uns contre les autres, allongent mélancoliquement leurs vergues ; puis qu’on regarde ce port ensoleillé, où personne ne paraît compter avec le temps ; qu’on respire cet air tiède, dissolvant : il ralentit la marche, mais laisse au corps sa belle nudité ; cette atmosphère semble huiler les ressorts de toute besogne : on comprendra que des contemplatifs fument tranquillement leur narghilé dans le café voisin, et bercent leur indolence du spectacle de cette animation tranquille. C’est ainsi qu’on devait travailler quand le monde était jeune, qu’il tournait autour de la Méditerranée son centre et son berceau, et qu’il n’était pas pressé, parce qu’il avait l’avenir devant lui.

Profitons de ce moment unique du réveil d’une vieille cité. Il échappe ; tout à l’heure il aura disparu. Cette belle fille de sang mêlé, délurée, paresseuse et demi-nue dans sa tunique du XVe siècle, semblable à certains types étranges qu’on rencontre à Venise autour des fontaines ou dans les toiles des anciens maîtres, va bientôt revêtir l’affreuse livrée moderne. Juifs et musulmans portent déjà, sous leur robe, des bottines élastiques d’origine française. Devant mes fenêtres se promène une sorte de vieux Pallicare à moustache blanche, qui, grave, imperturbable, associe les vêtemens les plus disparates : fustanelle blanche, arsenal à la ceinture, élégantes cnémides, sur la tête un horrible melon noir, dans la main une ombrelle. Certes, il est ridicule de se lamenter sur la perte de la couleur locale, quand cette couleur n’est qu’une rouille de misère et d’ignorance. Il faudrait fouetter en place publique, s’ils n’étaient d’ailleurs réduits à l’impuissance, les fanatiques du pittoresque qui sacrifieraient volontiers sur l’autel immobile de je ne sais quel dieu Terme le bien-être, la santé, la moralité même d’un peuple. Mais je voudrais qu’on pût choisir parmi les prétendus bienfaits de la civilisation, par exemple accepter les chemins de fer, les bons tissus, les meubles commodes, et repousser la redingote noire, infiniment moins appropriée au climat que des tuniques flottantes, légères et de couleur claire. On ne m’ôtera pas de l’esprit que les rues couvertes du vieux bazar, avec les boutiques fraîches dans le clair-obscur, où les métiers divers font bruire leurs fuseaux en sollicitant le client côte à côte, dans une douce promiscuité, ne soient plus agréables à fréquenter que telle bâtisse à l’européenne, où les marchandises et les chalands cuisent correctement derrière la vitre brûlante des magasins. Tout ne méritait pas d’être condamné en bloc, dans cet Orient, qui s’est cristallisé lentement, sous l’influence de causes naturelles. Voilà pourquoi, sans aucun parti-pris de dilettante, je regretterai mon tableau vénitien, tout défiguré qu’il est déjà par des taches sombres et des notes criardes.