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s’embarquer à Brindisi. Puis vint le tour du Saint-Gothard; autres clameurs. Voilà les ingénieurs de nouveau sur leurs cartes, supputant le nombre des kilomètres, tirant une ligne de Londres ou de Berlin jusqu’à Calcutta, et démontrant que tous les ports situés en dehors de cette ligne sont condamnés à périr. Maintenant on recommence les mêmes jérémiades à propos de Salonique, et l’on détrône à son profit Marseille, Gênes et Trieste. Pour le coup, c’est abuser des abstractions. Il semble que l’Europe soit une expression mathématique, et que la voie ferrée dont le terme se rapproche le plus du canal de Suez doive forcément absorber tout le commerce du continent. Au risque de contrister mes amis les Israélites de la mer Egée, je ne crains pas d’avancer que c’est une pure fiction. Le passage de la malle des Indes démontre tout au plus la rapidité, qui est en raison inverse du bas prix des transports. Ce n’est point assez pour faire une grande place de commerce. Je ne sache pas que, malgré ce bienfait britannique, Brindisi ait donné ombrage à Gênes ou à Trieste. Sans doute, les voyageurs de grande vitesse et quelques marchandises très coûteuses, de livraison pressante, prendront de préférence la voie la plus courte. Cet avantage n’est point à dédaigner; mais il forme une bien faible partie du grand commerce. Celui-ci fait des affaires à longue échéance, et préfère de beaucoup la voie de mer, qui coûte environ dix fois moins que les lignes ferrées. Par exemple, un tonneau de pétrole expédié de Hambourg à Bucharest trouve déjà profit à voyager à petites journées par le Pas-de-Calais, Gibraltar, la Méditerranée et le Danube, plutôt que de suivre le chemin de fer. Le commerce a ses raisons, qui ne sont pas toujours celles des géomètres.

Je prévois donc quelques déceptions, pour cette honnête population de courtiers, d’affréteurs et de marchands, s’ils espèrent que toutes les richesses de l’Europe centrale s’engouffreront derrière le premier train de vitesse qui franchira leurs murs, avec une locomotive allemande ou hongroise. Je les vois se multipliant autour des voyageurs indifférens et rapides, qui se transporteront du wagon-lit au paquebot-restaurant, après avoir jeté un regard distrait autour d’eux. J’entends d’ici les plaintes amères des hôteliers, qui n’auront pas même eu le temps de plumer ces oiseaux de passage. Est-ce donc pour le plaisir de contempler un instant des vestons rayés, des casques indiens et des waterproof irréprochables, qu’on les aura institués les portiers de l’Europe ? Et les marchandises bien ficelées, qu’une grue à vapeur cueillera sur le wagonnet pour les lancer précipitamment à fond de cale, à qui profiteront-elles, si ce n’est à des compagnies le plus souvent étrangères? Tel un nuage doré passe sans crever sur une campagne