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créée; elles sont tout à la fois de l’ordre militaire et de l’ordre politique. Le ministère de la guerre de Saint-Pétersbourg n’a pas caché les motifs de ses résolutions; il les a avoués par un de ses organes. l’Invalide russe. La Russie a cru le moment venu pour elle de se mettre en garde contre toute surprise, d’assurer à tout événement sa défense dans ses provinces occidentales. Elle s’est armée parce qu’elle a vu l’Allemagne et l’Autriche s’armer devant elle, multiplier leurs moyens de concentration par le développement de leurs chemins de fer stratégiques, doubler la force de leurs places. Elle a pris des mesures de prévoyance et de sûreté; mais ce n’est là encore, si l’on veut, qu’une explication partielle. La raison intime et profonde de ce qui arrive aujourd’hui, c’est cette triple alliance qui s’est constituée au centre de l’Europe, qui serait une formidable organisation de prépotence ou de guerre si la réalité répondait toujours aux apparences. Elle est faite, dit-on, dans un intérêt uniquement défensif, pour la sauvegarde de la tranquillité européenne: c’est la « ligue de la paix! » On a beau employer les euphémismes, on n’abuse personne. Cette alliance n’a aucun sens ou elle est par elle-même, par son caractère extraordinaire, un péril pour la paix même qu’elle prétend protéger; elle n’est qu’une puérilité fastueuse, — Et M. de Bismarck qui a noué cette coalition, qui en reste le maître, ne se livre pas à des jeux d’enfant, — ou elle est dirigée contre quelqu’un qu’on ne désigne pas. Une alliance semblable, œuvre d’un puissant artifice, est forcément un trouble dans l’économie européenne. Elle est un défi, une menace pour toutes les politiques, rien que par son existence, et quand, à une combinaison de ce genre, viennent se joindre les armemens, des préparatifs croissans, des déclarations d’hostilité sous la forme d’encouragemens envoyés aux Bulgares, est-il bien surprenant qu’une puissance comme la Russie prenne ses mesures? La Russie a fait tout simplement acte d’indépendance et de prévoyance en faisant militairement un pas vers l’Occident, en rétablissant un certain équilibre entre ses forces et les forces austro-allemandes. Elle a vu qu’elle avait à veiller à ses intérêts, elle a avisé sans trouble et sans éclat, en se bornant aux plus strictes nécessités d’une première défense. Ce n’est pas la Russie, il faut l’avouer, qui a pris l’initiative en tout cela : elle a répondu à une coalition qui pouvait porter en peu de temps sur ses frontières les armées de deux empires. La conséquence est que, sans l’avouer, en gardant toutes les apparences de la paix, on est aujourd’hui plus ou moins en présence.

C’est sans nul doute une situation aussi grave que délicate. C’est une phase de plus dans la crise politique où l’Europe est engagée depuis quelque temps. Est-ce à dire qu’on touche à un conflit inévitable, immédiat ou prochain, que la guerre soit près de se déchaîner sur le continent? On n’en est probablement pas encore là, et avant de se