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mitigés et jacobins outrés, tous opprimés tour à tour et déchus de leurs espérances. À ce régime, leurs passions s’étaient aigries ; chacun d’eux apportait dans son emploi ses ressentimens et ses partialités ; pour qu’il n’y fût pas injuste et malfaisant, il fallait lui serrer la bride[1]. À ce régime, les convictions s’étaient usées ; aucun d’eux n’eût servi gratis, comme en 1789[2] ; pour les faire travailler, il fallait les payer ; on s’était dégoûté du désintéressement ; le zèle affiché semblait une hypocrisie ; le zèle prouvé semblait une duperie ; on s’occupait de soi, non de la communauté ; l’esprit public avait fait place à l’insouciance, à l’égoïsme, aux besoins de sécurité, de jouissance et d’avancement. Détériorée par la révolution, la matière humaine était moins que jamais propre à fournir des citoyens : on n’en pouvait tirer que des fonctionnaires. Avec de tels rouages combinés selon les formules de 1791 et de 1795, impossible de faire la besogne requise ; définitivement et pour longtemps, l’emploi des deux grands mécanismes libéraux était condamné. Tant que les rouages seraient aussi mauvais et la besogne aussi grosse, il fallait renoncer à l’élection des pouvoirs locaux et à la division du pouvoir central.


III.

Sur le premier point, on était d’accord ; si quelqu’un doutait encore, il n’avait qu’à ouvrir les yeux, à regarder les autorités locales, à les voir à l’instant de leur naissance et dans le cours de leur exercice. — Naturellement, pour remplir chaque place, les électeurs avaient choisi un homme de leur espèce et de leur acabit ; or

  1. Sauzay, Histoire de la persécution révolutionnaire dans le département du Doubs, p, 472. (Discours de Briot aux cinq cents, 29 août 1799.) « La patrie cherche en vain ses enfans ; elle trouve des chouans, des jacobins, des modérés, des constitutionnels de 91, de 93, des clubistes, des amnistiés, des fanatiques, des scissionnaires, des antiscissionnaires ; elle appelle en vain des républicains. »
  2. La Révolution, III. 560, 622. — Rocquain, l’État de la France au 18 brumaire, 360, 362. « … Inertie ou non-présence des agens nationaux… Il serait bien affligeant de penser que leur défaut de traitement soit une des causes de la difficulté qu’éprouve l’établissement des administrations municipales. En 1790, 1791 et 1792, nous avons vu nos concitoyens briguer à l’envi ces fonctions gratuites et même s’enorgueillir du désintéressement que la loi leur prescrivait. » (Rapport au Directoire, fin de 1795.) A partir de cette date, l’esprit public est éteint, et il a été éteint par la Terreur. — Ibid., 368, 369. « … Déplorable incurie pour les emplois publics… Sur sept officiers municipaux nommés par la commune de Laval, un seul a accepté, et encore est-ce le moins capable. Il en est de même dans les autres communes. » — Ibid., 380. (Rapport de l’an VII.) « …Dépérissement général de l’esprit public. » — Ibid., 287. (Rapport de Lacuée, sur la 1re division militaire, Aisne, Eure-et-Loir, Loiret, Oise, Seine, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, an IX.) « L’esprit public se trouve amorti et comme nul.