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dans le tiroir et le tiroir est fermé ; donc décampe promptement. » À cette époque, j’allais parfois passer une partie de la nuit aux fours à chaux des carrières d’Amérique. Vêtu à la diable et méconnaissable, je n’avais pas tardé, en causant avec mes compagnons de hasard, à apprendre le langage qu’ont parlé les Argonautes partis à la conquête de la toison d’or. Cela m’avait permis d’adresser à mon faux indigent une phrase qu’il ne se fit pas répéter.

Ceux qui ne reculent point devant l’audace de la visite montrent souvent des certificats ou des listes de souscription signés des noms les plus honorables ; bien souvent les signatures sont fausses, mais souvent aussi elles sont réelles, données par insouciance, par bonté, pour se débarrasser d’un importun. Grave imprudence qu’il faut se garder de commettre, car elle ne sert qu’à faire des dupes. Un prêtre d’une des religions reconnues par l’état, — abbé, pasteur ou rabbin, cela importe peu, — prête 10 francs à un indigent, qui les renvoie quelques jours après avec une lettre de remercîment. Le prêtre, qui ne comptait guère sur un remboursement, écrit à ce débiteur délicat pour le féliciter de son exactitude et l’engager à persévérer dans la probité dont il vient de fournir un bon témoignage. Cette lettre, colportée chez les personnes charitables, montrée comme une attestation de rectitude et de probité, rapporta plusieurs mille francs à celui qui l’utilisait et savait lui faire produire de prétendues avances, relativement considérables, qu’il ne restituait jamais. Dix francs bien placés, — bien rendus, — lui valurent un crédit dont il abusa pour mener l’existence avec gaîté. Ce coup-là aussi est connu ; il est plus fréquent et plus facile à exécuter que le coup du noyé : on l’appelle le coup de « la rembourse. »

L’action des faux indigens qui exploitent la crédulité des bonnes âmes s’exerce sur une catégorie sociale déterminée ; elle vise, elle ne peut viser que les gens riches et les gens connus. Certains financiers, célèbres par leur richesse et par leur bienfaisance, reçoivent annuellement plus de cinquante mille demandes. Chez ces personnages opulens, qui ont un budget spécial de charité, on trouverait une sorte d’aumônerie où des employés intelligens sont chargés de faire des enquêtes et de s’informer de l’état réel des misères signalées. Malgré les précautions prises et qu’indique la préoccupation de la vraie charité, ils sont trompés, le savent, ne se récusent pas, car le plus souvent c’est pour eux-mêmes qu’il leur répugne de refuser, quoiqu’ils ne se fassent guère d’illusion sur la moralité de ceux qui les sollicitent et sur l’usage que l’on fera des secours accordés. À Paris, tous les gens « qui donnent, » qui se laissent « carotter » par générosité ou par indifférence, sont cotés sur la place de la mendicité. On sait