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n’avons pas à la suivre, les deux autres enfans n’ont d’autre instruction que d’avoir appris à frapper aux portes de la bienfaisance : cinq personnes perdues sans retour, parce qu’au lieu de leur imposer le travail rétribué, on les a admises à d’abondantes aumônes qui ont développé leurs vices et rendu leur faiblesse incurable.

Là où l’enfant est mêlé à la mendicité des parens, la loi devrait intervenir ; car, dans bien des cas, l’état a mission de faire acte de père de famille. La quémanderie est pour l’enfant une école de démoralisation et de perversité. Un homme que connaissent bien tous les gens de plume auxquels il s’adresse de préférence a fait de son fils le messager de ses demandes de secours, toujours justifiées par des infortunes extraordinaires. À quatre ans, l’enfant a débuté dans ce métier de perdition, où je l’ai vu travailler avec une astuce larmoyante dont j’ai été stupéfait ; aujourd’hui, à douze ans, il le continue encore. C’est à peine s’il a reçu quelques notions d’enseignement élémentaire ; mais il sait lire les suscriptions des lettres, ne se trompe ni de nom ni d’étage, et excelle à soutirer l’argent, car il n’ignore pas que, s’il revient sans bonne réponse, il sera souffleté par son père, qui l’attend à l’angle de la rue voisine. Veut-on savoir ce que deviennent ces pauvres petits êtres irresponsables que la rapacité des parens envoie mendier à domicile ? Knoblock, condamné aux travaux forcés dans une affaire qui fit grand bruit, il y a peu d’années ; Marchandon, exécuté sur la place de la Roquette pour un assassinat commis dans d’horribles circonstances, portaient tous deux, au temps de leur enfance, les lettres que leurs mères écrivaient pour se faire donner le pain quotidien qu’elles refusaient de demander à leur travail. Il ne faudrait point de longues recherches dans les greffés des cours d’assises pour multiplier de tels exemples. Dumolard, l’assassin dont la spécialité était de tuer les servantes, afin d’anéantir les preuves d’un crime préalable, avait mendié dès l’âge de cinq ans. Pour beaucoup de criminels, la mendicité a été la première étape du chemin qui mène au bagne et à l’échafaud.

Qui croirait que des élégans dont l’on a jadis admiré les chevaux, les maîtresses et les belles allures, se sont laissé réduire à cet état d’abjection ? En voici un qui a soixante-cinq ans ; au temps de ma jeunesse, on en parlait, et je me rappelle l’avoir vu sortir du Café de Paris, le cigare aux lèvres et une rose mousseuse à la boutonnière. Il a été le compagnon de certains lions, — c’est ainsi que l’on disait alors, — qui ont laissé quelque renommée dans le monde où l’on ne s’ennuie pas, et où l’on ne se respecte guère. La vie à outrance l’a ruiné, et il est tombé si bas, si bas que jamais il ne s’est relevé : il a touché le fond de la mendicité par l’escroquerie. Ses lettres, qu’il multiplie, se divisent en deux catégories distinctes,