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qui durent encore : elles sont maintenant la propriété de l’état serbe. Lorsqu’un gouvernement voit ainsi ses meilleures intentions tourner contre lui, ses armes frappées d’impuissance après avoir mérité le respect et l’admiration de l’Europe, il est tout simple qu’il se replie sur lui-même, se dérobe et attende. Le meilleur navire, lorsque la tempête devient trop forte, fuit sous le vent et ne s’obstine pas à mettre le cap à la houle.

Toutefois, ces réflexions s’appliquent surtout à la dernière phase de l’histoire ottomane ; elles ne me satisfont point pour le passé. Une question m’obsède : pourquoi les Turcs, avec quelques-unes des qualités supérieures qui font les grands peuples, ont-ils échoué dans la construction d’un état solide ? Ils sont braves, ils sont politiques. Malgré la corruption administrative, conséquence d’un système financier défectueux, le fond de leur caractère est honnête et droit. Il est impossible de connaître les vrais fils d’Othman sans les aimer. Je ne prétends pas résoudre d’un trait de plume un si grave problème. Voici seulement quelques indices recueillis chemin faisant. Les Turcs, quand ils agissent, sont des hommes d’action incomparables : ils ne sont point administrateurs. Ils aiment à créer, non à entretenir. Ils voient l’ensemble et distinguent le point principal où il faut frapper. Leur coup est juste et porte loin ; mais ils n’aperçoivent pas les détails. Or, sans la vue du détail, point d’organisme complet : on n’a que de brillantes improvisations. Rien ne le montre mieux que l’aspect de leur armée : elle a fait ses preuves à Plevna; par conséquent aucune critique ne peut entamer sa gloire. Cependant, ici, en province, loin des yeux du sultan, le délabrement des troupes fait peine à voir. Les tuniques ont pris la couleur du temps, les pantalons sont déchirés, les chaussures à l’état de savates. Ce qui est plus significatif encore, les fusils et les sabres sont couverts de rouille. Les officiers inférieurs n’ont pas l’air soldat. Ils vieillissent dans leur grade, et donnent à la troupe qu’ils commandent la physionomie d’une garde nationale. Les Européens ont les qualités et les défauts contraires : ils poussent l’ordre jusqu’à la minutie. Nous avons des généraux impeccables en matière de boutons de guêtre et indécis sur le champ de bataille. Les officiers supérieurs turcs, très intelligens, élevés à l’européenne, quand ils passent la revue de leurs troupes, ne paraissent pas souffrir de ce désordre apparent. Peu leur importe qu’un artilleur ait la mine d’un mendiant, pourvu que les canons portent loin, que les pointeurs aient l’œil juste, que les attelages des pièces soient vigoureux. Mais, à la longue, le meilleur instrument, s’il n’est entretenu, devient impropre à l’usage.

Ce n’est point nécessairement un symptôme de décadence, c’est