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de pourpre, et le vieux rempart présente ses blessures à la caresse d’un dernier rayon.

Et maintenant gravissons les pentes nues qui dominent la ville, jusqu’aux lignes d’investissement tracées une première fois par le prince Eugène, achevées soixante ans plus tard par le maréchal Laudon. Elles sont encore visibles sous l’herbe et les ronces. D’ici, on voit se dérouler comme sur une carte le plateau mamelonné de Belgrade, la plaine unie de Hongrie. Les méandres des fleuves se marquent avec précision. Voilà cette ceinture d’eau qui fut longtemps la limite de deux mondes. Combien de fois les conquérans, venant du Nord ou du Midi, ont tenté de franchir cet immense Rubicon, ce fossé qui, des sources de la Save jusqu’à la Mer-Noire, a mis des bornes à leur fortune ! et combien peu l’ont fait impunément !

Rien n’égale la mélancolie de cet horizon grandiose et vide, théâtre aujourd’hui silencieux de la mêlée des peuples, échiquier ouvert aux combinaisons des grands capitaines. La plaine hongroise, vue de haut, à travers l’escarpement des collines, a les perspectives fuyantes de la mer. L’œil y revient sans cesse, attiré toujours plus loin vers les lointains d’un bleu sombre. Sous l’arc infini de la voûte céleste, la terre, contemplée d’ici, n’est point une masse impénétrable, mais un être animé sur lequel les heures du jour promènent leur changeante lumière. On comprend l’ambitieux désir qu’elle soulevait dans le cœur de tant de peuplades qui, successivement, se sont ruées sur elle.

Ce pays était fait pour être heureux ; cependant, qu’a-t-il entendu, qu’a-t-il vu depuis mille ans? La fumée des incendies, les cris des combattans, les gémissemens des blessés, le piétinement des chevaux! Des torrens d’hommes se sont écoulés au pied de ces collines, avec un mugissement de flot qui passe, jusqu’au jour où les Serbes ont relevé la tête et conquis le droit de vivre pour eux-mêmes. Et nous, les enfans gâtés de l’Europe, nous serions sévères pour ces frères cadets si dignes de pitié, qui viennent sur le tard réclamer leur part d’héritage? Après tant d’efforts et de déceptions, nous ne comprendrions pas l’immense lassitude dans laquelle ils retombent périodiquement !

Ce chemin de fer au moins est un bienfait qui leur restera. Je pense à la route que je viens de parcourir sans m’écarter de la voie ferrée : c’est précisément celle que les légions romaines ont dû suivre lorsqu’elles ont visité le Danube pour la première fois. Sans doute, elles ont remonté ainsi, des rivages de l’ancienne Grèce, à travers la Macédoine, jusqu’au fond de l’Illyrie, en se laissant guider par le cours des fleuves. Leurs yeux, accoutumés aux vallées riantes de la