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lui-même empreinte et momentanément réalisée dans son œuvre; à « l’état d’âme, » — C’est le mot à la mode, — que sa façon d’écrire ou de penser nous révèle, à l’exemplaire enfin plus ou moins original qu’il nous offre en sa personne de cette mobile, complexe et ondoyante humanité. Dans cet océan d’incertitude où nous ne flottons qu’un jour que faut-il davantage? Quoi de plus amusant, ou de plus propre à nous distraire du mal ou de l’ennui de vivre? et puisque enfin nos plaisirs sont la seule certitude que nous ayons en notre pouvoir, en est-il de moins grossiers, de plus détachés de la matière, et, conséquemment, de plus nobles?

On conçoit aisément que ces doctrines aient fait fortune ; car elles sont si commodes ! Ceux qui font métier d’écrire, avez-vous remarqué qu’elle les dispensent d’abord d’étude et de travail? En effet, quoi qu’ils écrivent et quelque sujet qu’ils traitent, ce qu’ils sont, ils le seront toujours, mais jamais autant que s’ils ne tirent que d’eux-mêmes tout ce que l’on demandait jadis à la science ou à l’observation. Les voilà tels qu’ils sont, et ils se trouvent bien comme ils sont ! S’ils ont une opinion, elle est bonne, puisqu’ils l’ont; et d’autant qu’elle diffère de l’opinion commune, d’autant plus y tiennent-ils, sans avoir besoin d’examiner si ce qu’ils prennent pour le signe de leur originalité ne serait pas peut-être aussi souvent en eux l’effet de l’ignorance ou de l’inexpérience. Ayant le crâne fait d’une certaine manière, pourquoi tâcheraient-ils à se le refaire d’une autre ? Comme d’ailleurs leurs défauts leur sont chers, en ce qu’ils les distinguent de ceux qui ne les ont pas ou qui en ont d’autres, il suffit de les leur signaler pour qu’ils y persévèrent, et même qu’ils se fassent non-seulement un point d’honneur, mais une habitude ou une altitude littéraire de les exagérer. Et il n’est pas jusqu’à leurs plaisirs qui ne leur deviennent enfin une obligation professionnelle, puisque aussi bien leurs sensations sont la matière de leurs œuvres, et qu’on ne leur demande qu’à se laisser vivre, ou plutôt encore qu’à se procurer des sensations qu’ils noient, pour l’instruction de ceux que l’insuffisance de leurs moyens, ou les occupations de la vie quotidienne, ou les devoirs dont ils sont tenus empêchent de se les procurer. Nous peinons pour eux, et ils jouissent pour nous.

Quant à ceux qui les jugent, ils trouvent, eux aussi, dans le livre qu’ils jugent, tout ce qu’il faut pour le juger. C’est tant mieux s’il leur plaît, et, s’il ne leur plaît pas, c’est tant pis. Car un jugement n’est qu’une opinion, ou, moins encore que cela, une façon de penser ou de sentir, qui varie selon leur humeur même ou la couleur du temps. Ces vers sont-ils bons? Il se pourrait. Ce drame en est-il un? Peut-être. Ce roman, qu’en pensez-vous? C’est à savoir. Mais tout ce qu’ils accordent, c’est que ce roman leur a plu ou que ces vers les ont ennuyés.