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avec ferveur à son art. Et, dès lors, une dévotion, presque une superstition d’artiste, se joint à sa piété filiale, à sa piété catholique, pour le conserver pur et le tenir dans une contemplation, dans une attente également extatiques de la Femme : il la considère comme la forme idéale du Beau, il l’espère comme l’objet légitime et unique de tous ses désirs, des vœux confondus de son corps et de son âme. L’aventure d’une heure d’ivresse, où flambe subitement l’appétit héréditaire (il porte en lui le germe de la manie sensuelle aussi bien que de la manie homicide), ce rapide accès de débauche suffit à prouver qu’il n’est pas chaste par nature : renchaîné aussitôt, le démon de sa jeunesse accroît ses forces et, même à son insu, bouillonne d’impatience. Dans son imagination nourrie d’idées généreuses, dans ses nerfs nourris d’un sang riche, il se fait une magnifique et dangereuse épargne d’énergie pour l’art et pour l’amour.

Il la rencontre un soir dans un bal costumé, cette Beauté qu’il rêve, sous l’espèce d’une jeune fille ou plutôt d’un enfant, sous l’habit d’un page : vêtement incertain entre les deux sexes, âge indécis entre la sécheresse du type primitif et la plénitude d’attraits de la femme réelle. N’est-ce pas en effet la Beauté pure, l’idéal androgyne à qui s’adresse en toute innocence, en toute sécurité, l’enthousiaste pensée de l’artiste? La voici révélée à ses yeux, cette idole; et, en même temps, proposée à son amitié, à sa pitié même et à sa protection. Malgré son caractère céleste, elle est née, elle a grandi sur la terre dans une condition mauvaise. Fille d’une aventurière qui promène à travers le monde, en l’avilissant par degrés, le nom d’un grand seigneur polonais mort depuis longtemps, la pauvrette, à quinze ans, est dévolue à tous les hasards : la fortune aussi bien que la vertu manquent à sa mère pour donner à leur commune existence un peu de dignité. De ce déplorable état, Pierre Clemenceau ne voit que juste assez pour que sa bonté d’honnête homme s’y intéresse : la comtesse Dobronowska emmène la fillette en Russie, à la poursuite d’une alliance princière ; le sculpteur reste fidèle, et par l’esprit et par le cœur, à l’ange disparu. Il fait de cette figure la petite reine de ses méditations d’artiste, la patronne exquise dont la grâce doit le préserver des péchés vulgaires : ce Dante à l’ébauchoir adore sa Béatrix de bal masqué. D’ailleurs, il correspond de loin en loin avec elle; il reçoit d’abord les avances de sa gentillesse, ensuite la confidence de son espoir, docilement tourné vers un brillant mariage, et puis la nouvelle d’une déconvenue. Pauvre gamine, ballottée par l’ambition, par la cupidité de sa mère ! Au souvenir de l’enfant joignez le charme de ces lettres naïves : peu à peu, Clemenceau, séparé d’Iza par des centaines et des centaines de lieues, se prend à aimer d’amour la femme qu’elle est devenue et qu’il ne connaît pas. Au moins y est-il tout prêt : et quand la jeune fille s’arrache avec horreur de cette mère qui a voulu la