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contrat, « toutes les clauses se ramènent à une seule[1], savoir l’aliénation totale de chaque associé, avec tous ses droits, à la communauté, chacun se donnant tout entier, tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces dont les biens qu’il possède font partie, » chacun devenant, à l’égard de lui-même et pour tous les actes de sa vie privée, un délégué de l’état, un commis responsable, bref un fonctionnaire, un fonctionnaire du peuple, qui est dorénavant l’unique, l’absolu et l’universel souverain. Terrible principe, proclamé et appliqué pendant dix ans, d’en bas, par l’émeute, et d’en haut par le gouvernement. L’opinion populaire l’avait adopté ; aussi bien, de la souveraineté du roi à la souveraineté du peuple, le passage était aisé, glissant[2], et, pour le raisonneur novice, pour l’ancien sujet, corvéable et taillable, auquel le principe conférait une part de la souveraineté, la tentation était trop forte. — Aussitôt, selon leur coutume, les légistes s’étaient mis au service du nouveau règne ; d’ailleurs, aucun dogme ne convenait mieux à leur instinct autoritaire ; aucun axiome ne leur fournissait un point d’appui si commode, pour y attacher et faire tourner leur rouet logique. Ce rouet, qu’ils manœuvraient avec des précautions et des ménagemens dans les derniers temps de l’ancien régime, avait soudain roulé sous leurs mains avec une vélocité et une efficacité effrayantes, pour convertir en lois positives, rigides, universelles et appliquées, les procédés intermittens, les prétentions théoriques et les pires précédens de la monarchie, je veux dire

  1. Textes de Rousseau dans le Contrat social. — Sur le sens et les conséquences de ce principe, cf. la Révolution, I, 319 et suivantes, et III, livre II, chap. I.
  2. L’opinion, ou plutôt la résignation qui confère l’omnipotence au pouvoir central, remonte à la seconde moitié du XVe siècle, après la guerre de cent ans, et elle est un effet de cette guerre ; contre la conquête anglaise et les ravages des Écorcheurs, l’omnipotence du roi fut alors l’unique refuge. — Cf. Fortescue, In leges Angliœ, et the différence between an absolute and a limited monarchy (fin du XVe siècle), sur la différence à cette date du gouvernement anglais et du gouvernement français. — Même jugement dans les dépêches des ambassadeurs vénitiens à la même date : « Tout en France est fondé sur la volonté du roi ; personne, quelles que soient les réclamations de sa conscience, n’aurait le courage d’exprimer une opinion contraire à la sienne. Les Français respectent tellement leur souverain qu’ils sacrifieraient pour lui, non-seulement leurs biens, mais encore leur âme. » (Janssen, l’Allemagne à la fin du moyen âge, I, 484.) — Quant au passage de l’idée monarchique à l’idée démocratique, on le voit nettement dans ces deux textes de Restif de la Bretonne : « Je ne doutais nullement que le roi ne pût légalement obliger tout homme à me donner sa femme ou sa fille ; et tout mon village (Sacy, en Bourgogne) pensait comme moi. » (Monsieur Nicolas, I, 443.) — À propos des massacres de septembre : « Non, je ne les plains pas, ces prêtres fanatiques… Quand une société ou sa majorité veut une chose, elle est juste. La minorité est toujours coupable, eût-elle raison moralement. Il ne faut que fin sens commun pour sentir cette vérité-là… La nation (a) le pouvoir indiscutable de perdre même un innocent. » (Nuits de Paris, XVe nuit, p. 377.)