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tour d’esprit, le talent et le procédé de l’architecte romain, son but, ses ressources et ses moyens d’exécution sont déjà ceux de son successeur français. Autour de lui, dans le monde romain, les conditions sont équivalentes ; derrière lui, dans l’histoire romaine, les précédens, anciens et récens, sont presque pareils. — C’est d’abord[1], depuis Auguste, la monarchie absolue, et, depuis les Antonins, la centralisation administrative : par suite, toutes les vieilles communautés, nationales ou municipales, désagrégées et broyées, toutes les vies collectives refroidies ou éteintes, l’usure lente des patriotismes locaux, la diminution croissante de l’initiative individuelle, et, sous l’ingérence, sous la direction, sous la providence envahissante de l’état, cent millions d’hommes de plus en plus disjoints et passifs[2]; partant, en pleine paix et prospérité intérieures, sous les apparences de l’union, de la force et de la santé, la faiblesse latente, et, comme en France, aux approches de 1789, la dissolution prochaine. — C’est ensuite, comme après 1789 en France, l’effondrement total, non par en bas et par le peuple, mais par en haut et par l’année, un effondrement pire qu’en France, prolongé pendant cinquante années d’anarchie, de guerres civiles, d’usurpations locales, de tyrannies éphémères, de séditions urbaines, de jacqueries rurales, de brigandages, de famines et d’invasions sur toute la frontière, avec une telle ruine de l’agriculture et des autres arts utiles, avec un tel amoindrissement du capital public et privé, avec une telle destruction des vies humaines, qu’en vingt ans le chiffre de la population semble avoir baissé de moitié[3]. — C’est enfin, comme après 1799 en France, le rétablissement de l’ordre, opéré plus lentement, mais par les mêmes moyens, par l’armée et par la dictature, sous la rude main de trois ou quatre grands parvenus militaires, Pannoniens ou Dalmates, Bonapartes de Sirmium ou de Scutari, eux aussi de race neuve et d’énergie intacte, officiers de fortune et fils de leurs œuvres, le dernier, Dioclétien, à la fois restaurateur et novateur, comme Napoléon; autour d’eux, comme autour de Napoléon, pour les aider dans leur œuvre civile, un personnel d’administrateurs experts et de jurisconsultes éminens, tous praticiens, hommes d’état, hommes

  1. Gibbon, Histoire de la chute et de la décadence de l’empire romain, chap. I, II, III, XIII. — Duruy, Histoire des Romains (édition illustrée), 10e période, chap. LXXXII, LXXXIII, LXXXIV, LXXXV ; 12e période, chap. XCV et XCIX ; 14e période, chap. CIV. — (Dans ces deux excellens ouvrages, on trouvera l’indication des textes et monumens auxquels il faut se reporter pour avoir l’impression directe et complète.)
  2. Voir dans Plutarque (Préceptes d’administration politique) la situation d’une cité grecque sous les Antonins.
  3. Gibbon, chap. X. — Duruy, chap. XCV. (Diminution de la population d’Alexandrie, sous Gallien, d’après les registres de l’institution alimentaire, lettre de l’évêque Dionysios.)