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époque, a construits sur le même terrain, aqueducs, cirques, arcs de triomphe, Colisée, thermes de Dioclétien et de Caracalla ; sur leurs fondemens intacts et avec leurs moellons brisés, l’homme du moyen âge a bâti çà et là, au hasard, selon les besoins du moment : contre les pans de mur qui restaient debout, entre les colonnes corinthiennes, il juchait ses tours gothiques[1]. Mais, sous sa maçonnerie incohérente, il apercevait les belles formes, les marbres précieux, les combinaisons architecturales, les symétries savantes d’un art antérieur et supérieur ; lui-même, il sentait que son travail était grossier ; pour tous les esprits pensans, le monde nouveau, comparé au monde ancien, était misérable : ses langues semblaient des patois, sa littérature un bégaiement ou un radotage, son droit un amas d’abus ou une routine, sa féodalité une anarchie, son ordre social un désordre. — Vainement, et par toutes les issues, l’homme du moyen âge avait tenté d’en sortir, par la voie temporelle et par la voie spirituelle, par la monarchie universelle et absolue des césars d’Allemagne, par la monarchie universelle et absolue des pontifes de Rome. À la fin du XVe siècle, l’empereur avait toujours le globe d’or, la couronne d’or, le sceptre de Charlemagne et d’Othon le Grand, mais, depuis la mort de Frédéric II, il n’était plus qu’une majesté de parade ; le pape avait toujours la tiare, le bâton pastoral, les clés de Grégoire VII et d’Innocent III ; mais, depuis la mort de Boniface VIII, il n’était plus qu’une majesté d’église. Les deux restaurations manquées n’avaient fait qu’ajouter des ruines à des ruines, et le fantôme de l’ancien empire restait seul debout parmi tant de débris. Avec ses alignemens et ses dorures, il apparaissait, auguste, éblouissant, dans une gloire, comme le chef-d’œuvre unique de l’art et de la raison, comme la forme idéale de la société humaine. Dix siècles durant, ce spectre a hanté le moyen âge, et nulle part si fortement qu’en Italie[2]. — Il revient une dernière fois en 1800, il surgit et s’établit à demeure[3]

  1. Cf., les Estampes de Piranèse.
  2. Cf., entre autres indices, le De Monarchia de Dante.
  3. On peut suivre et dater, dans le cerveau de Napoléon, la formation de cette idée capitale. Elle n’y est d’abord qu’une réminiscence classique, comme chez les contemporains ; mais elle y a tout de suite un tour et des alentours qui manquent chez eux, et qui l’empêchent d’y rester, comme chez eux, à l’état de simple phrase littéraire. Dès l’abord, il parle de Rome à la façon d’un Rienzi. (Proclamation du 20 mai 1796.) « Nous sommes amis de tous les peuples, et, particulièrement, des Brutus, des Scipion et des grands hommes que nous avons pris pour modèles. Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui le rendirent célèbre, réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d’esclavage, tel sera le fruit de nos victoires. » — Quinze mois après, quand il est maître de l’Italie, sa préoccupation historique devient une ambition positive : désormais, la possession de l’Italie et de la Méditerranée sera chez lui une idée centrale et prépondérante. (Lettre au Directoire, 16 août 1797, et correspondance au sujet de la Corse, de la Sardaigne, de Naples et de Gênes ; lettres au pacha de Scutari, aux Maniotes, etc.) : « Les îles de Corfou, de Zante et de Céphalonie sont plus intéressantes pour nous que toute l’Italie ensemble… L’empire des Turcs s’écroule tous les jours ; la possession de ces îles nous mettra à même de le soutenir tant que ce sera possible, ou d’en prendre notre part. Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire véritablement l’Angleterre, il faut nous emparer de l’Egypte. » Jadis la Méditerranée était un lac romain ; elle doit devenir un lac français. (Cf. Souvenirs d’un sexagénaire, par Arnault, t. IV, 102, sur ses rêves, en 1798, pour faire de Paris une Rome colossale.) — À la même date, sa conception de l’état s’est précisée et se trouve toute romaine. (Entretiens avec Miot, juin 1797, et lettre à Talleyrand, 19 septembre 1797) : « Depuis cinquante ans, je ne vois qu’une chose que nous avons bien définie : c’est la souveraineté du peuple… L’organisation du peuple français n’est encore qu’ébauchée… Le pouvoir du gouvernement, dans toute la latitude que je lui donne, devrait être considéré comme le vrai représentant de la nation. » Dans ce gouvernement, « le pouvoir législatif, sans rang dans la république, sans oreilles et sans yeux pour ce qui l’entoure, n’aurait pas d’ambition et ne nous inonderait plus de mille lois de circonstance, qui s’annulent toutes seules par leur absurdité. » On voit qu’il décrit d’avance son futur sénat et son futur corps législatif. — L’année suivante, à plusieurs reprises et pendant l’expédition d’Egypte, il propose à ses soldats les Romains un exemple, et il s’envisage lui-même comme un successeur de Scipion et de César. — (Proclamation du 22 juin 1798) : « Ayez pour les cérémonies que prescrit l’Alcoran la même tolérance que vous avez eue pour la religion de Moïse et de Jésus. Les légions romaines protégeaient toutes les religions. » — (Proclamation du 10 mai 1798) : « Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage, tour à tour sur cette mer et aux environs de Zama. » — C’est l’Angleterre qui aujourd’hui est Carthage : contre cette communauté de marchands qui détruit sa flotte à Aboukir. qui lui fait lever le siège de Saint-Jean-d’Acre, qui garde Malte, qui lui prend son bien, son patrimoine, sa Méditerranée, sa haine est celle d’un consul romain contre Carthage ; cela le conduit à conquérir contre elle l’Europe occidentale et à « ressusciter l’empire d’Occident. » (Note à Otto, son ambassadeur à Londres, 23 octobre 1802. — Empereur des Français, roi d’Italie, maître de Rome, suzerain du pape, protecteur de la confédération du Rhin, il succède aux empereurs allemands, titulaires du saint empire romain qui vient de finir en 1806 ; il est donc l’héritier de Charlemagne, et, par Charlemagne, l’héritier des anciens Césars. — De fait, c’est l’œuvre des anciens Césars qu’il reproduit, par analogie d’imagination, de situation, de caractère, mais dans une Europe différente, et où cette reproduction posthume ne peut être qu’un anachronisme.