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préoccupation de l’écrivain presque à chaque page de son roman. Il a été séduit par les récits fantastiques du cycle milésien, où, depuis le temps de Circé, les enchantemens tenaient autant de place que l’amour. Il a pris le canevas de son livre dans un ouvrage hellénique, que nous possédons encore. Rien n’est plus instructif que la comparaison de l’auteur grec et de l’auteur africain. Apulée développe, commente à plaisir les épisodes merveilleux, les détails surnaturels. Presque tout ce qu’il ajoute se réduit à des histoires de sorcières et de magiciens.

La galerie en est des plus étranges et des plus variées. Le héros du roman croyait presque aux sortilèges sous sa peau d’homme ; il y croit tout à fait, et pour cause, sous sa peau d’âne. Avant de quitter Corinthe, il avait consulté un prophète chaldéen sur le succès de son voyage. En traversant les montagnes au sud de la Thessalie, il chemine avec deux gais compagnons, l’un sceptique, l’autre profondément convaincu. On se raconte les exploits d’une galante sorcière, la vieille cabaretière Méroé : « c’est une magicienne et une devineresse ; elle a le pouvoir d’abaisser la voûte des cieux, de suspendre la terre dans l’espace, d’endurcir les eaux, de détremper les montagnes, d’évoquer les mânes, de faire descendre les dieux sur la terre, d’éteindre les astres, d’illuminer le Tartare lui-même. » Inspirer une passion violente pour elle-même non-seulement aux gens du pays, mais à des Indiens, à des Éthiopiens, aux antipodes, c’est bagatelle pour Méroé. Elle a accompli bien d’autres tours de force, et devant de nombreux témoins. Un cabaretier voisin lui faisait concurrence : elle l’a métamorphosé en grenouille ; le malheureux vit maintenant dans la lie d’un de ses tonneaux et coasse pour appeler ses cliens. Un avocat avait plaidé contre elle : maintenant il arrive au tribunal avec des cornes de bélier. Une femme s’était permis quelques propos piquans : aussi elle est enceinte depuis dix ans, elle a le ventre tendu comme si elle allait accoucher d’un éléphant. Tous ces méfaits avaient excité l’indignation publique. On résolut d’assommer la vieille à coups de pierre. Pour déjouer la conspiration, il suffit à Méroé de jeter dans une fosse des onguens magiques. Tous les habitans de la ville se sont trouvés emprisonnés chez eux, sans pouvoir forcer ni serrures, ni portes, ni murailles. Enfin, la sorcière a bien voulu pardonner; seulement, une nuit, le chef du complot avec sa maison, les murs, le terrain, les fondations, s’est vu transporté à cent milles de là, au sommet d’une montagne. On tremble dans le pays au nom de Méroé ; on est hanté, la nuit, d’affreux cauchemars. Vous avez beau fermer à clé et barricader votre porte, la sorcière entre, vous coupe le cou, plonge sa main droite dans votre poitrine, en retire votre