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les deux religions. C’est que le paganisme se défendit longtemps dans la contrée. « Dans l’Afrique, dit Tertullien, on immolait ouvertement des enfans à Saturne. Ce scandale dura jusqu’au proconsulat de Tibère, qui fit mettre en croix les prêtres coupables. Mais maintenant encore, en secret, on accomplit ces horribles cérémonies. » Deux siècles et demi plus tard, Salvien constate avec douleur que les cultes païens sont encore fort honorés à Carthage ; dans les hautes classes de la société, on continue d’offrir des sacrifices à la déesse Céleste ; et dans les carrefours la populace poursuit les moines de ses sarcasmes. Dans les villes de l’intérieur, plus encore que dans la capitale, on reste fidèle aux anciens dieux. En Numidie, aux environs de Guelma, les magistrats de Thibilis continuent d’escalader solennellement le Djebel-Taïa : la procession s’arrête et les sacrifices s’accomplissent à l’entrée de la grotte du dieu Bacax, toujours populaire. Dans la patrie d’Apulée, presque toute la population s’obstine en sa foi païenne ; un des rhéteurs de la ville, Maxime de Madaura, est un des plus ardens champions des vieilles religions ; et dans les lettres qu’il adresse à ce Maxime, son ancien camarade et son loyal adversaire, saint Augustin avoue qu’à Hippone, sa ville épiscopale, il ne peut détrôner les anciens dieux. Sous le règne de Valentinien, le proconsul d’Afrique Hymettius tombe tout à coup en disgrâce, est traduit en justice et mis à la torture : on l’accuse d’avoir mandé un haruspice et d’avoir célébré dans son palais des sacrifices coupables ; on a saisi les papiers du gouverneur, on y a trouvé une lettre, écrite de sa main, où il priait le charlatan d’évoquer des ombres pour lui gagner la bienveillance de l’empereur chrétien.

Ce procès intenté au premier magistrat de l’Afrique romaine montre avec quelle énergie se défendaient, même longtemps après Constantin, les antiques superstitions. Les païens usèrent de toutes leurs armes dans cette guerre à mort. Ils combattaient, non-seulement pour les cultes traditionnels, mais encore pour le salut de la société romaine. La mythologie avait envahi tous les recoins des cerveaux : attaquer les dieux de l’Olympe ou des grottes, c’était menacer en même temps toute la civilisation du pays, les mœurs, les idées, les lettres, les arts. Les chrétiens ne s’en cachaient pas d’ailleurs. D’abord, à l’exemple de Tertullien, ils témoignaient hautement leur mépris pour toutes les joies de l’esprit, tous les triomphes de l’intelligence. Plus tard, ils poussèrent ce dédain jusqu’à la férocité. Salvien, dans son ouvrage Sur le gouvernement de Dieu, saint Augustin, dans la Cité de Dieu, saluent avec enthousiasme l’arrivée des barbares: ils battent des mains quand retentit en Afrique l’écho de la chute de Home : sur les ruines de la cité terrestre,