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pour la résumer l’on pourrait dire qu’elle est à la fois l’une des vues les plus profondes que l’homme ait eues de lui-même, et l’une des plus larges qu’il ait eues du monde extérieur.


III.

Cette vue très personnelle, très humaine, de la nature, Weber et Rossini l’ont eue. Le Freischütz et Guillaume Tell, qui ne se ressemblent guère d’ailleurs, se ressemblent au moins en ceci, que l’un et l’autre nous montrent l’homme au milieu de la nature, influencé, modifié par elle, sensible à ses spectacles, soumis à ses puissances terribles ou bienfaisantes. Dans le Freischütz et dans Guillaume, la nature est partout associée au drame. Elle est complice de l’action; elle aide aux maléfices de Gaspard comme aux saints complots des trois cantons. En dehors même des grands paysages musicaux, tels que la Fonte des balles ou le premier acte de Guillaume, l’air des forêts, des montagnes, des lacs, baigne les deux opéras tout entiers : il pénètre dans la chambre d’Agathe, il enivre les conjurés du Rütli.

Weber n’aimait pas la musique italienne, qui triomphait, même en Allemagne, avant la sienne. Il estimait peu Rossini ; j’entends le Rossini de Tancrède, de Mahomet et autres ouvrages tout opposés à son propre génie ; mais il eût admiré, s’il eût assez vécu, le Rossini de Guillaume Tell. Le Freischütz parut en 1821 et Guillaume en 1829, trois ans après la mort de Weber. En huit années, l’Allemagne et la France ont vu naître ces deux chefs-d’œuvre, les plus admirables peut-être, avec Don Juan, de tous les chefs-d’œuvre, si beaux, qu’aujourd’hui encore ils demeurent comme isolés dans une gloire singulière.

On a dit très justement : le Freischütz n’est pas un opéra ; c’est l’Allemagne elle-même, et une Allemagne que la musique de théâtre n’avait pas comprise avant Weber, qu’elle n’a plus comprise depuis. Quant à l’Italie, avant Guillaume, elle ne s’inquiétait guère des montagnes et des forêts. Enfin, dans notre pays, à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle, l’amour de la nature existait à peine dans la musique. Chez Grétry, chez Monsigny, l’on trouve des paysans, mais pas de paysages. On en trouve en revanche chez Glück, et de très beaux : les Champs-Elysées d’Orphée, les jardins d’Armide. Les deux tableaux sont exquis, mais d’une beauté un peu surnaturelle et féerique, qui d’ailleurs convient aux deux sujets. L’un et l’autre paysages sont doux et pâles, peuplés d’ombres ou d’apparitions. C’est la nature idéale, plus que la nature vivante. Il faut que les choses elles-mêmes soient mortes ou