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et les couloirs. Les portes sont hermétiquement closes, et les calorifères maintiennent dans tout l’appartement cette chaleur lourde et sèche qui leur est particulière. Des fleurs répandent leurs parfums dans le salon ; on y élève des plantes et des arbustes exotiques. L’ameublement a le même caractère de mollesse. Les sièges sont si doux qu’on n’a pas le courage de les quitter. Il y a des femmes qui passent la majeure partie de leur journée dans cette demi-obscurité, dans cette atmosphère énervante et non renouvelée. Leurs petites filles font comme elles ; elles y jouent à la poupée, s’y livrent à des distractions tranquilles. Elles y ont leurs petites réunions, où elles singent leurs mères et s’exercent au grand art de la réception, à un âge où elles auraient besoin de jouer au grand air et de s’épanouir en plein soleil, dans l’air vivifiant de la campagne. Ces enfans grandissent dans ce milieu factice, où l’imagination s’entretient de futilités ou de rêveries, où la sensibilité s’exalte par l’abus de la musique, le plus névropathique de tous les arts. Lorsqu’elles sortent, c’est pour aller, en voiture, rendre quelques visites, assister à un concert ou à une représentation de jour, passer quelques heures dans un magasin à la mode, ou faire une promenade monotone à l’heure et au lieu que la mode a consacrés.

Une existence pareille ne peut créer que des organismes chétifs, à sang pauvre, à muscles débiles, où le système nerveux acquiert une prédominance déplorable. Lorsque la puberté arrive, avec son cortège de spasmes et de vapeurs, on fait intervenir l’hydrothérapie, le fer, le quinquina, les bains de mer, et la santé se rétablit tant bien que mal. Puis arrive l’époque du mariage, avec ses émotions, ses épreuves de tout genre, et c’est dans de pareilles conditions morales et physiques que ces pauvres jeunes filles l’affrontent; et voilà comment on les prépare aux devoirs austères du ménage et de la maternité! Il n’y a pas lieu de s’étonner, après cela, du peu de fécondité des unions contractées dans des conditions semblables, et du peu de vigueur des rejetons destinés à entretenir la race dans les hautes sphères de la société.

Je sais bien que le tableau que je viens de tracer ne se rapporte qu’à un certain monde, très en évidence, mais, en somme, assez peu nombreux. Je sais qu’il y a peu de femmes à mener une vie aussi déraisonnable ; mais presque toutes vivent trop renfermées. Les jeunes filles ne font pas assez d’exercice, ne vivent pas assez au dehors. Elles participent beaucoup trop à l’existence énervante de leurs mères, et, comme elles ont hérité déjà de leur tempérament et de leurs dispositions morbides, l’anémie et le nervosisme vont s’aggravant de génération en génération, avec toutes leurs conséquences.