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toute son existence ? Et puisque les deux personnages diffèrent entre eux, pouvons-nous savoir, du pénitent ou du philosophe, lequel est le véritable ?

Peut-être convient-il de répondre qu’ils sont vrais tous les deux. Saint Augustin se trouvait à un de ces momens où, suivant le mot du poète, on sent plusieurs hommes en soi. Sa conversion était trop récente pour que ses sentimens nouveaux eussent tout à fait effacé ses anciennes habitudes. Dans cette âme toute frémissante de la lutte qu’elle venait de soutenir, le pénitent l’avait définitivement emporté, mais le philosophe vivait encore. C’est lui surtout qu’on retrouve dans les Dialogues. Comme il voulait les faire paraître, et qu’il espérait même en tirer quelque gloire, il les a un peu accommodés au public auquel ils étaient destinés. Par la nature même des sujets qu’ils traitent, ces livres ne pouvaient convenir qu’à des lettrés qui avaient reçu une bonne éducation et qui connaissaient les écrivains antiques ; or ces gens-là, nous le savons, étaient très mal disposés pour le christianisme. Ils en voulaient surtout à la religion nouvelle, lorsqu’elle enlevait au monde un de ceux sur lesquels le monde se croyait en droit de compter. Augustin n’ignorait pas la colère qu’avaient ressentie ses amis, ses élèves, ses admirateurs, en le voyant renoncer à des fonctions qui lui promettaient tant de gloire. Il éprouvait donc le besoin de les désarmer ; il tenait à leur montrer que le christianisme n’était pas aussi contraire qu’ils croyaient à la sagesse antique ; il voulait surtout leur présenter sa conversion sous un jour qui leur permît de la comprendre. Il la leur raconte comme il pourrait le faire de celle du jeune débauché Polémon conquis à la tempérance et à la vertu par la parole de Xénocrate ; et quand il conseille à ses amis d’imiter son exemple, on croirait entendre Sénèque prêchant la retraite à Lucilius. Ainsi, des deux hommes, il a soin, pour ne pas les effaroucher, de ne leur en montrer qu’un ; mais celui qu’il montre existait réellement en lui. Soyons sûrs que la philosophie tenait encore beaucoup de place dans ses études ; il se l’est reproché plus tard, mais au moment où nous sommes, il n’était pas si scrupuleux et s’y abandonnait sans remords. On peut donc admettre que, dans le tableau qu’il fait de sa vie à Cassisiacum, il ne nous ait pas tout dit ; mais tout ce qu’il nous dit est vrai. Les incidens qu’il rapporte se sont passés comme il les décrit ; les discours qu’il prête à ses personnages sont parfaitement authentiques, puisqu’ils ont été recueillis par un sténographe[1]. Voilà bien ce qu’on faisait, ce qu’on disait toute la

  1. Saint Augustin ne le dit pas seulement dans son dialogue Contre les académiciens, il le répète dans son traité Du maître. Là il affirme qu’il a reproduit les raisonnemens de son fils Adéodatus, qui, à seize ans, parlait déjà comme un sage et dont la force d’esprit lui faisait peur.