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pas toujours sur ses lèvres, on sentait, en l’écoutant, qu’il dominait au fond de son cœur. Bien qu’initié à nos classiques, qu’il citait à tout propos, il oubliait ce que dit Corneille de la reconnaissance des rois :


Quoi que doive un monarque, et dût-il sa couronne,
Il doit à ses sujets encor plus qu’à personne!


La tactique de l’envoyé russe était de jeter le désaccord entre le souverain et son ministre; il faisait l’éloge de François-Joseph, il lui prêtait les sentimens les plus concilians, tandis qu’il dénigrait M. de Buol et le tenait pour un obstacle à une franche réconciliation. C’était le vieux jeu, toujours nouveau. Si, à Vienne, il ne réussissait pas en toute occasion, il servait du moins à Berlin et à Francfort ; il permettait aux cours allemandes de se prévaloir des hésitations prêtées à l’empereur d’Autriche pour justifier leur inaction.

Dans les assauts que lui donnait le prince Gortchakof, M. de Buol restait sur la défensive, plaidant les circonstances atténuantes. Son altitude était gênée. Peut-être éprouvait-il du remords. Le service que la Russie avait rendu à l’Autriche en 18 9 en réprimant l’insurrection hongroise était trop éclatant pour qu’il l’oubliât. L’envoyé russe tirait avantage de sa conscience troublée; il lui parlait d’un ton protecteur. « Pour nous, disait-il en faisant allusion aux conditions formulées par la conférence, c’est une question de sacrifices ; pour vous, une question d’honneur. Je me croyais d’accord avec vous, ajoutait-il avec amertume, et, à peine entré dans la salle des délibérations, je me suis aperçu qu’on m’avait entraîné dans un guet- apens, que ce n’était pas en vue de la paix que le ministre de France vous avait amené à réunir la conférence, mais pour m’arracher un refus. » Le prince Gortchakof s’en prenait à M. de Bourqueney, qui, toujours sur la brèche, réfutait ses observations avec une dialectique fine et serrée, sans sortir d’un calme imperturbable, tandis que le plénipotentiaire anglais, lord Westmoreland, n’interrompait que pour répéter sans cesse avec une agaçante monotonie : « Donc la Russie refuse ! »

Le ministre de Russie ne contestait pas le talent à M. de Bourqueney, mais il l’appelait avec dédain « un journaliste[1]; » il prétendait qu’il se souvenait trop de son ancien métier, qui était d’attiser les passions.

M. de Buol s’efforçait de le calmer; il lui promettait, dès qu’il aurait recouvré sa liberté d’action, de lui donner des preuves effectives

  1. M. de Bourqueney avait compté au nombre des rédacteurs du Journal des Débats.