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adressée à ses concitoyens. Le 12 nivôse, son procès commença. Delphine, quoique sa conduite pendant le procès de son beau-père eût appelé sur elle l’attention publique, avait obtenu la permission d’entrer tous les jours à la Force pour y voir son mari. Elle pressentait, quelle que fût l’innocence de l’accusé, l’issue fatale des débats. Elle mit dès lors tout en œuvre pour lui procurer les moyens de s’évader. Elle parvint par sa grâce à intéresser la fille même du geôlier. François-Philippe de Custine était de complexion délicate, d’une taille moyenne. Il avait assez de jeunesse et un assez joli visage pour qu’on pût l’habiller en femme sans attirer les regards. Il fut convenu qu’il prendrait les habits de Delphine, que Delphine, de son côté, se costumerait comme Louise, la fille du geôlier, et que, tandis que celle-ci descendrait dans la rue par un autre escalier, le prisonnier et la fausse Louise sortiraient ensemble par la porte ordinaire. On partirait un peu avant l’heure où les lampes s’allumaient. afin de profiter de la brune ; c’était au commencement de janvier. La complicité de la fille du geôlier était du reste largement, payée : 30,000 francs en or versés à l’heure même par un ami, et, en outre, une pension viagère de 2,000 francs[1].

Toutes les combinaisons une fois arrêtées, on prit jour pour l’évasion. Ce jour était précisément l’avant-veille de celui où François-Philippe de Custine devait être transféré à la Conciergerie et con paraître devant le tribunal révolutionnaire. La Convention venait de décréter la peine de mort contre quiconque favoriserait l’évasion d’un condamné. Le journal dans lequel cette loi draconienne était publiée fut placé par le geôlier sous les yeux du prisonnier.

« Un peu avant l’heure convenue (nous laissons la parole au fils de Mme de Custine), ma mère arrive à la prison. Elle trouve au bas de l’escalier Louise fondant en pleurs : « Qu’as-tu, ma fille ? lui dit ma mère. — Oh ! madame, répond Louise, oubliant le tutoiement de rigueur, venez le décider ! Vous seule pouvez encore lui sauver la vie. Depuis ce matin, je suis à le supplier inutilement. Il ne veut plus entendre parler de notre projet. » Avant d’entrer dans la chambre du prisonnier, cette bonne fille relient une seconde ma mère sur le palier et lui dit tout bas : « Il a lu le journal !.. » Ma mère devina le reste. Connaissant l’inflexible délicatesse du cœur de son mari, elle chancelle comme si elle le voyait déjà monter à l’échafaud. « Viens avec moi, Louise, tu auras plus de pouvoir que moi pour le vaincre. » Louise entre chez mon père, la porte se ferme, et là commence à voix basse une scène que vous

  1. A. de Custine, la Russie en 1839, lettre II.