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Le terrible portefeuille caché sous le canapé avait été découvert. Tout était à craindre, et la tête de Mme de Custine était menacée.

Dans l’interrogatoire qui suivit la troisième visite domiciliaire, opérée le 1er ventôse an II par le comité révolutionnaire de Grenelle, il se produisit un incident à la fois redoutable et comique qui lui créa un ennemi implacable[1].

On avait demandé à Delphine si elle connaissait le nommé Bertrand ; elle avait répondu que c’était une simple connaissance faite à la Force, où il était avec son mari. C’était, on s’en souvient, l’ami qui devait attendre à Villejuif, le jour de la tentative de départ. Mme de Custine se refusait à donner des explications, et, comme on fouillait le paquet de linge et de chaussures préparé pour le voyage, on lui demanda si du moins elle reconnaissait ses effets, elfe dit que non : on lui présenta un petit soulier à la mode et on le lui essaya de force ; « il fut jugé par le président être sien. »

Le président du comité, du nom de Curt, un bossu, était cordonnier. Il affirma que le soulier était de peau anglaise. Ici se clôt le procès-verbal. Nous citons, pour le surplus, la lettre troisième d’Astolphe de Custine[2].

« C’est possible, dit à la fin ma mère, vous devez vous y connaître mieux que moi ; tout ce que je peux vous dire, c’est que je n’ai jamais rien fait venir d’Angleterre : si ce soulier est anglais, il n’est donc pas à moi-— Quel est ton cordonnier ? » demanda le président. Ma mère le nomma. C’était le cordonnier à la mode au commencement de la révolution. Il travaillait à cette époque pour les jeunes femmes de la cour. « Un mauvais patriote, répondit le président bossu et jaloux. — Un bon cordonnier, dit ma mère. — Nous voulons le mettre en prison, réplique le président avec aigreur ; mais il s’est caché, l’aristocrate. Sais-tu où il est, à présent ? — Non, répond ma mère ; d’ailleurs, je le saurais que je ne le vous dirais pas. »

Et elle parlait ainsi les yeux baissés, presque timide, séduisante d’élégance, de grâce, de jeunesse, avec une incomparable voix au timbre doux et sonore, avec la magie de ses lourds cheveux blonds dorés qui lui couvraient les épaules. Comme elle avait un remarquable talent pour la peinture, elle se mit ce jour-là à crayonner les personnages devant lesquels elle comparaissait. Ses amis ont tous vu plus tard ce dessin conservé longtemps à Fervacques.

Un maître maçon, commissaire du comité et ardent jacobin, nommé Gérôme, dont la signature figure au bas des procès-verbaux, était présent à l’interrogatoire. Il enleva le dessin des mains de Mme de Custine et le fit circuler. Chacun se reconnut, et tous

  1. Archives nationales.
  2. A. de Custine, Lettres sur la Russie, tome I.