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bois de chauffage si vous me les aviez demandées comme telles, mais j’aurais cru vous offenser par une offre de cette espèce. Mais, enfin, puisque vous ne les dédaignez pas, je vous les donne, et j’en tiendrai compte à Baudy, en par vous m’envoyant la reconnaissance suivante : « Je soussigné François-Marie Arouet de Voltaire, chevalier, seigneur de Tourney, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, reconnais que M. de Brosses, président du parlement, m’a fait présent de quatorze voies de bois de moule pour mon chauffage, en valeur de 281 livres, dont je le remercie. » À cela près, je n’ai aucune affaire avec vous ; je vous ai seulement prévenu que je me ferais infailliblement payer de Baudy, qui se ferait infailliblement payer de vous. Je l’ai fait assigner, il vous a fait assigner à son tour. Voilà l’ordre et voilà tout. De vous à moi, il n’y a rien, et faute d’affaire, point d’arbitrage. C’est le sentiment de M. le premier président, de M. de Ruffey et de nos autres amis communs, qui ne peuvent s’empêcher de lever les épaules en voyant un homme si riche et si illustre se tourmenter à tel excès pour ne pas payer à un paysan 280 livres pour du bois de chauffage qu’il lui a fourni… En vérité, je gémis pour l’humanité de voir un si grand génie avec un cœur si petit, sans cesse tiraillé par des misères de jalousie ou de lésine. C’est vous-même qui empoisonnez une vie si bien faite pour être heureuse… Comment ne sentez-vous pas que vous faites pitié quand vous me menacez de parler à la cour, et peut-être même au roi, qui ne songe point à cela, comme vous l’avez très bien dit d’ailleurs !.. Je laisserai prononcer les juges, c’est leur affaire. C’est très hors de propos que vous insistez sur le crédit que vous dites que j’ai dans les tribunaux. Je ne sais ce que c’est que le crédit en pareil cas, et encore moins ce que c’est que d’en faire usage. Il ne convient pas de parler ainsi ; soyez assez sage à l’avenir pour ne rien dire de pareil à un magistrat. — Vous voyez, monsieur, que je suis encore assez de vos amis pour faire une réponse longue et détaillée à une lettre qui n’en méritait point. Tenez-vous pour dit de ne m’écrire plus sur cette matière et surtout sur ce ton. Je vous fais, monsieur, le souhait de Perse : Mens sana in corpore sano. »

Il faut convenir que, si la réponse était bien méritée, elle était vraiment dure. Quelle hauteur et quelle vigueur en même temps ! Mais aussi quel courage ! Pour en sentir tout le mérite, il faut se représenter qu’à cette époque Voltaire était souverain, et que jamais despote n’exerça un pareil empire. Il régnait sans partage sur le monde des lettres au temps où ce monde eut le plus d’importance et le plus de pouvoir. — Voltaire a tenu, dans son siècle, une place plus grande que celle de Victor Hugo dans le nôtre ; à quelques