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On se représente vulgairement en France la Russie comme l’ennemie née de l’Allemagne. Le Slave et le Teuton apparaissent comme deux adversaires historiques, prédestinés à une lutte fatale. Ce n’est pas là assurément une pure fantasmagorie. Le slavisme russe et le germanisme prussien auront peine à ne pas se heurter, mais leur choc peut tarder longtemps. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il y a entre eux des antipathies de caractères et des rivalités d’intérêts ou d’ambitions. La malveillance méprisante de l’Allemand pour le Slave, la défiance jalouse du Russe pour le niémets ne sont pas nouvelles, et elles n’ont pas empêché, entre Pétersbourg et Berlin, une des plus longues et des plus solides alliances de l’histoire. S’il est des cabinets qui se laissent mener par les sympathies ou les aversions populaires, ce n’est encore ni sur la Sprée ni sur la Neva. Le duel des champions du slavisme et du germanisme, une chose peut le reculer à une époque éloignée ; c’est, pour tous deux, la grandeur des risques et l’incertitude des chances. L’enjeu d’une semblable partie serait si gros que Russes et Allemands hésiteront avant de jeter les dés. Les deux empires peuvent l’un et l’autre trouver avantage à gagner du temps. Avant de pousser plus loin leurs frontières, tous deux ont encore, en dedans de leur territoire, des assimilations à effectuer. Aussi apportent-ils la même hâte, l’un à russifier ses Oukraines germaniques, l’autre a germaniser ses Marches slaves, comme s’ils craignaient également d’être interrompus dans cette tâche.

Toujours est-il qu’aujourd’hui l’antagonisme est plutôt entre la Russie et l’Autriche qu’entre la Russie et l’Allemagne. Si la Russie est sortie de l’alliance des trois empires, c’est qu’à Berlin, au congrès de 1878, et depuis dans les affaires bulgares, les intérêts russes lui ont semblé sacrifiés aux intérêts autrichiens. La Russie a-t-elle en Europe des visées d’agrandissement, ce n’est certes pas du côté de la Prusse. Quels territoires peut-elle convoiter sur la Baltique? Les bouches du Niémen ou de la Vistule? Bien peu de Russes y songent. Les provinces polonaises de la Prusse? Les Polonais se montrent si réfractaires à l’assimilation russe que les Russes trouvent d’ordinaire que le tsar a assez de sujets polonais. Il est bon de se rappeler qu’à Moscou on a plus d’une fois conseillé de céder à la Prusse toute la Pologne à l’ouest de la Vistule, afin d’obtenir en échange l’appui de Berlin en Orient. L’Allemagne est-elle en suspicion à Pétersbourg, ce n’est point que la Russie ait une frontière à redresser aux dépens de la Prusse ; — Les Russes auraient plutôt à craindre de voir les Allemands revendiquer, au nom des Porte-Glaives, la Courlande et la Livonie; — C’est que la Russie voit dans son voisin de la Baltique un obstacle à ses vues