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était venu en uniforme à un carrousel organisé par les officiers de la garde. Le lendemain, à huit heures du matin, M. de Hinkeldey tombait d’une balle, à Charlottenbourg, mortellement frappé au cœur, à quelques pas de la résidence royale ; il laissait sans fortune sept enfans et une femme enceinte. « Quel coup de foudre ! » écrivait M. de Bismarck ; il aurait pu ajouter : « Quelle révélation ! » Cette fin tragique, compliquée du suicide de M. Raumer, était en effet l’indice d’un grave état de choses : il révélait l’affaiblissement du pouvoir royal et le violent antagonisme des castes.

L’indignation fut grande dans les classes éclairées. Depuis 1848, pareille agitation ne s’était manifestée ; on ouvrit une souscription à la Bourse ; la Gazette nationale et la Gazette populaire furent saisies.

Le parti féodal ne désarma point. Ses haines étaient implacables. Exalté et prédominant, il oubliait toute prudence. Dans un dîner qui eut lieu le soir du drame, on but à la santé du champion des privilèges de la noblesse et de l’armée.

Le roi, consterné, n’écouta que son cœur : « Je perds, disait-il, le seul serviteur qui ait su me défendre. « Il se rendit à la maison mortuaire en grande pompe, dans une voiture de deuil, attelée de six chevaux, et huit carrosses de la cour suivirent le cortège. Tous les princes, sauf le prince de Prusse, qui était parti pour Coblentz, durent assister aux funérailles.

C’est dans ces dramatiques circonstances qu’arriva à Berlin, expédié de Paris, un courrier porteur de l’invitation officielle de participer aux délibérations du congrès que la France, au nom des plénipotentiaires, adressait à la Prusse.

M. de Manteuffel, avant la réunion du congrès, avait prié M. de Moustier de faire appel aux sentimens chevaleresques de l’empereur, et sa demande n’était pas restée en souffrance. Le cabinet des Tuileries avait tenu compte des scrupules qu’éprouvait le roi à ne pas signer préalablement, comme l’exigeait lord Clarendon et comme le demandait l’Autriche, un traité d’un caractère hostile pour la Russie, au moment où l’empereur Alexandre venait de se rendre à ses exhortations. Napoléon III avait triomphé des exigences vindicatives de l’Angleterre et du secret mauvais vouloir de l’Autriche. C’est à la France seule que la Prusse devait de n’être pas descendue au rang de seconde puissance. Étrange contraste et poignant souvenir ! Quinze ans plus tard, le 2 septembre, à Domrémy, dans une chaumière abandonnée, non loin du champ de bataille de Sedan, Napoléon III, trahi par la fortune, faisait à son tour appel à la magnanimité de la Prusse. Ce fut en vain. « Le croiriez-vous? disait le comte de Bismarck au baron Nothomb lorsque, triomphant, il revint à Berlin, il a fait appel à notre générosité ! »