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et la paix de l’Italie, et qui, à peine ébauchée par la main d’un pape, le jour même où le prince mourait, disparaissait fatalement. La complicité seule de l’étranger, l’amitié de Venise qui, république séculaire, agissait encore dans le jeu du principat italien à la façon d’une souveraineté étrangère, pouvaient seules soutenir l’édifice dynastique hâtivement élevé par un vieux pontife : « Notre âge est si avancé, disait Alexandre à Giustinian, que nous devons nous presser d’en finir, afin de laisser notre postérité certaine de conserver ce que nous lui léguerons, et cela ne peut être sans le concours de la seigneurie vénitienne. »

Certes, César méritait bien que la papauté, l’antique puissance pacificatrice de la péninsule, donnât pour lui seul le spectacle de l’Italie vendue sans pudeur, égorgée sans pitié. On avait vu, depuis un siècle et demi, des tyrans de grande race : un Barnabo Visconti, un François Sforza, un Laurent le Magnifique, un Sixte IV, un Ferdinand d’Aragon, un Ludovic le More; mais tous, quelque vaste que fût leur ambition, ils avaient semblé accepter une limite à leurs convoitises. Leur politique tenait compte de l’équilibre italien ; ils avaient recherché l’hégémonie, la suzeraineté et non l’empire; leur conduite, fondée sur un système d’alliances italiennes, supposait la tyrannie intacte en ses organes principaux; ils avaient rêvé d’abaisser, non de détruire leurs voisins. Celui-ci est un exterminateur. Son père et lui n’ont été arrêtés dans leur acte de piraterie que par la présence des étrangers français et espagnols dont ils avaient espéré le concours. La France tenait la Lombardie ; elle couvrit Ferrare, Bologne et la Toscane; à partir de 1501, la France et l’Espagne occupaient les Deux-Siciles et s’y faisaient la guerre, sans permettre qu’un troisième larron leur enlevât un seul lambeau de province. Mais il restait encore un vaste domaine ouvert à César, le royaume même de l’église rempli par les fiefs des barons romains, Pérouse et Sienne, le duché "d’Urbin sur l’Adriatique, les Romagnes en dehors de l’état de Bologne et la ligne de villes fortes qui, le long de l’Apennin, entre Imola et Rimini, menaçaient la vallée du Pô, Ferrare, Mantoue et les terres vénitiennes. En peu de temps, il fut le maître de l’Italie centrale, moins par la valeur de ses armes que par l’ascendant de son esprit et sa duplicité, surtout par la terreur qui marchait devant lui. L’Italie n’avait point connu jusqu’alors un tel virtuose de despotisme. Il lui parut être le tyran par excellence, le prince idéal; et le livre que Machiavel écrivit plus tard sous ce titre équivoque n’est qu’une analyse expérimentale de la politique de César Borgia. Machiavel avait pu l’étudier de fort près au cours de sa légation en Romagne, dans l’automne de 1502. Il eut peur de lui, en sa qualité de bon