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avons acquis, et, si Dieu veut que les Espagnols soient les plus forts, nous ne devons point vouloir autrement que Dieu. » — « Ce pape, disait l’ambassadeur d’Espagne à Giustinian, me paie des meilleures paroles du monde, mais je suis certain que, s’il voyait les Français devenir puissans, il me tournerait les épaules. » Tandis qu’Alexandre, en ses jours de grande détresse, suppliait Venise d’adopter son fils. César arrêtait, près de Sinigaglia, des marchands vénitiens et menaçait en leur présence la république de son inimitié. Alexandre dut faire à l’ambassadeur des excuses au nom de son fils. « Je prie la seigneurie de considérer sa grande jeunesse, et que ces paroles, s’il les a prononcées, ont été dites dans un moment de fureur. » Mais le pape, de son côté, faisait arrêter la femme de Bartolomeo d’Alviano, condottiere de Venise, avec ses deux jeunes neveux. Cette pauvre politique, si bien qualifiée par Giustinian. « qui ne tenait compte que du fait du jour, « oubliant le fait de la veille, « et ne prévoyant pas le lendemain, » minait sourdement l’œuvre audacieuse des Borgia. Peu à peu, toutes les victimes de leurs attentats, l’Italie, l’étranger, qui ne voulait point de leur prépondérance et prétendait arrêter leurs convoitises, leurs propres créatures, effrayées par leur ingratitude, s’entendirent dans l’ombre, et les enlacèrent d’un réseau d’intrigues, de résistances obstinées et de conspirations. Les Colonna s’engageaient dans le parti espagnol, les Orsini se donnaient aux Bentivogli et à la France; Louis XII fermait à César le chemin de Florence. Venise accueillait tous les proscrits et mettait à Ravenne des troupes d’observation; les cardinaux sollicitaient à leur tour le protectorat de Venise pour les libertés de l’église et de la péninsule. Le cardinal de Sienne, conversant avec Giustinian, reprenait le mot du cardinal de Médicis, le jour de l’élection de Borgia : « L’Italie est la proie du loup ; » et il ajoutait : «Voyez comme le pape, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, met le pied où il veut. Il est à présent d’accord avec les Espagnols (c’était en juin 1503), et il se montrera pour eux plus ouvertement, dès qu’ils auront repris Gaëte aux Français ; il voudra Sienne, il voudra Pise, il mettra à l’agonie l’état florentin, il ira aussi loin qu’il lui plaira. » Ce profond mouvement d’opinion se tournait, avec une puissance extraordinaire, contre les deux princes qui avaient si insolemment méprisé l’opinion. Ils avaient longtemps attaqué : en 1502 et 1503, ils sont réduits à se défendre à tâtons contre des ennemis invisibles.

A la fin de l’été de 1502, tous ceux qui haïssaient le plus les Borgia se réunirent à la Magione, près de Pérouse, afin de s’entendre pour la perte de César. Les Orsini, Carlo, bâtard de Virginio, Paolo, fils du cardinal Latino Orsini, le cardinal Gianbattista Orsini,