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aux rapports qu’on lui faisait, il n’y répondit que par l’envoi de son épître sur le Dialogue des médailles. Nous voulions mettre les travers de Pope en regard de ses qualités ; remarquez-vous que, malgré nous, nous sommes ramenés à ses vertus?

Ce qui est certain, c’est qu’il ne permit jamais à son état d’éternel valétudinaire d’influer un instant sur son esprit. Pas le moindre accès d’amertume, nul mouvement de sérieuse misanthropie, nulle tristesse chagrine; sa pensée reste invariablement sereine. Satirique très aiguisé, il a des traits de malice pénétrante, voire de cruauté pour les individus, mais, les dunces mis à part, on ne lui voit sérieusement de mépris ou de haine pour aucune catégorie sociale. Voyez-le surtout dans son Essai sur l’homme, un vrai chef-d’œuvre, non-seulement pour la forme, qui est absolument exquise, mais pour le fond des doctrines, qui sont beaucoup plus fortes et plus neuves que ne l’ont cru Samuel Johnson et d’autres critiques à sa suite. C’est la seule œuvre poétique que je connaisse où le pessimisme des faits aboutisse à des conclusions optimistes, et cela naturellement, naïvement; si le poète n’est pas sans erreurs, il est au moins sans sophismes. La misère de la condition humaine est ouvertement confessée, la faiblesse et la cécité de la raison humaine sont hautement proclamées ; mais de cette misère Pope tire un motif d’espérance et de cette cécité un motif de confiance. Cette misère n’est extrême que pour nous et n’est que partielle pour l’ordre universel des choses ; cette cécité nous ordonne non la révolte contre un plan dont nous ne connaissons que quelques points, mais la soumission à un pouvoir universel dont le but nous échappe. Tout mal n’est qu’un acheminement à un bien que nous ignorons, et toutes nos dissonances terrestres disparaissent dans la musique d’universel amour que chantent les sphères. De la part d’un homme qui a passé sa vie enveloppé dans la flanelle, et qui aurait été si excusable d’accuser la Providence et de tirer de son état de valétudinaire un motif de blasphèmes éloquens, savez-vous que cela a quelque noblesse ?

L’histoire du poète répète celle de l’homme moral. Pas plus que de ses vertus, la nature, à la fois envers lui généreuse et marâtre, ne lui a permis le libre développement des dons qu’elle lui avait prodigués.

Sauf Victor Hugo, aucun poète n’a été célèbre aussi vite ni d’aussi bonne heure, et, sauf Mozart, personne n’a eu une pareille précocité de génie. En écrivant ces noms illustres, surtout le dernier, je n’entends faire aucune comparaison qui serait écrasante pour Pope; je veux simplement dire qu’il était maître de son art à un âge où d’ordinaire on a peine à en comprendre les premiers élémens. A douze ans, il était poète, ainsi qu’en témoigne une gentille petite