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est la définition la plus générale qu’on puisse donner de Pope. Cette définition cependant est bien éteinte dans son exactitude. Samuel Johnson va nous en donner une plus vive. Pope avait, nous dit-il, l’imagination ambitieuse, aventureuse, et ces épithètes sont d’un maître critique qui sait voir à travers les formes l’élément original qu’elles dissimulent aux yeux mal exercés. Son imagination était aventureuse en effet, et aventureuse au point de ne redouter ni le paradoxe dans les sentimens, ni les combinaisons les plus téméraires dans la fantaisie. Ce qu’il a soumis aux règles, c’est l’expression de sa pensée, nullement sa pensée elle-même, qui reste presque toujours d’une singulière nouveauté. Que vous dirai-je? Pope, au moins celui de la première heure, fut un véritable hérétique dissimulé sous les formes les plus scrupuleuses de l’orthodoxie classique, un hérétique qui, par le choix risqué de ses sujets, les thèses dangereuses qu’il soutient et l’audace compromettante des sentimens qu’il expose en toute franchise, a devancé un instant les romantiques modernes les plus intransigeans sur le sujet délicat et scabreux des choses de l’amour. Lorsque, sur la fin du XVIIIe siècle, le poète Lisle Bowles leva l’étendard de la révolte contre l’autorité jusqu’alors incontestée, quoique souvent désobéie de Pope, un des reproches qu’il lui adressa fut celui de grossière licence. L’exagération fait plus d’honneur à la candeur de Bowles qu’à la fermeté de son goût; toutefois, il y a là un atome de vérité, qui d’ailleurs est loin d’être au désavantage de notre poète. Il est certain que Pope comprend tout, absolument tout, des choses de l’amour, depuis les plus triviales jusqu’aux plus nobles et depuis les plus futiles jusqu’aux plus hautes. Sur ce sujet, quand il est enjoué, son imagination est libertine avec délices, et quand il est sérieux, son âme est passionnée avec emportement. Et il exprime ces choses avec autant de finesse et de force qu’il les sent, sans pruderie, sans réticences, sans hypocrisie de langage, pensait sans doute avec Montaigne qu’il n’est pas d’un esprit ferme et sain de n’oser parler qu’entre les dents du plus universel de nos sentimens. Le vice même n’a rien qui l’effraie ; voyez-le dans ses portraits de femmes, Atossa-Sarah Marlborough. Chloë-Lady Suffolk, Narcissa-Duchesse Hamilton, voyez-le surtout dans cette amusante iglogue de la ville, dialogue entre deux mondaines dont l’une est la proie du démon du jeu. et dont l’autre exprime les tourmens cuisans et chers que lui fait ressentir sa basse passion pour un beau tricheur qu’il lui faut disputer à quantité de rivales dont quelques-unes sont son œuvre, ayant été formées par elle aux arts de l’élégance et de la galanterie; c’est la vérité même, aujourd’hui comme il y a cent cinquante ans. La passion vulgaire et quasi honteuse est là au complet, non-seulement