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quelque poète condamné pendant le tout de ses années à pleurer l’absence d’un être aimé et à imaginer des charmes qu’il ne doit plus contempler, s’il doit en être un de tel, qui aime aussi longtemps, aussi bien, que celui-là raconte notre triste, notre tendre histoire ! Nos malheurs bien chantés adouciront mon fantôme pensif ; celui-là peut les peindre le mieux qui les a le plus fortement ressentis. » Comme la date de l’Épitre d’Héloïse à Abélard, restée également incertaine, ne peut être éloignée de celle de l’élégie, il faut en conclure qu’à cette époque, pour une raison ou pour une autre, Pope était sous l’obsession d’une tristesse qui n’avait rien de général ni de conventionnel, d’une tristesse d’une nature très particulière, d’un caractère très précis, affectant la forme d’un regret de fraîche origine qui croit ne pouvoir jamais être consolé. Je n’insiste pas davantage, et je me contente d’énoncer cette conjecture sans essayer aussi peu que ce soit d’en faire une assertion.

Dire que l’amour se joue des inégalités conventionnelles de la société aussi bien que des inégalités fatales de la nature, qu’il ne reconnaît ni maîtres, ni lois, ni conditions, ni âges, c’est énoncer une vérité vieille comme l’expérience et certaine comme la vie. Mais d’une vérité incontestable on peut tirer des conséquences beaucoup moins sûres, même lorsque ces conséquences semblent porter même figure que les prémisses, et c’est ce que les romantiques ont fait pour l’amour. D’un fait ils ont conclu à un droit, et donné le caractère d’une royauté légitime à ce qui est par nature violente tyrannie. Parce que l’amour a pouvoir sur tous, ils ont conclu qu’il était de tout devoir de s’y soumettre, que les crimes qu’il pouvait commettre pour assurer son triomphe n’avaient pas besoin d’excuse et exigeaient au contraire une certaine admiration, qu’il n’y avait d’ailleurs de crimes que les obstacles qu’on lui opposait, enfin que c’était faire acte d’athéisme brutal que de nier sa divinité et de lui refuser obéissance. Telle est la thèse avouée ou latente de tous les romantiques modernes, de Shelley et de lord Byron, de George Sand et de Victor Hugo, de Henri Heine et de Musset. Eh bien ! cette thèse n’a rien de trop audacieux pour Pope. Dans l’Élégie sur la mort crime dame malheureuse, nous venons de voir qu’il repousse comme criminelle la résistance à l’amour, même lorsqu’elle est autorisée par les droits du sang. Dans l’Epitre d’Héloïse à Abélard, il n’admet pas que l’amour ait rien d’égal, et ne place rien au-dessus, pas même Dieu.

Dans les Reliques de l’évêque Percy, vous trouverez une ballade du XVe siècle, the Nut brown maid, qui est bien une des expressions les plus admirables que nous connaissions de l’amour vaillant, décidé à tout braver. Pour s’assurer de l’intrépidité et de la