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Le voyageur revient en mai 1807. Il avait passé trois mois en Espagne avec la spirituelle Mme de Mouchy. « Que de malheurs ont suivi ces jours mystérieux ! Le soleil les éclaire encore. » Ainsi parlent les Mémoires d’outre-tombe ; et, en 1828, alors qu’il était ambassadeur à Rome, il écrit à Mme Récamier : « Nous avons eu un petit ricevimento ; l’ambassadrice d’Autriche est charmante et chante aussi. Elle ressemble à la pauvre Mme de Mouchy ; aussi ne puis-je la regarder sans une vraie peine. » La fierté blessée, le malaise d’un cœur mal avec lui-même et cependant trop haut pour rien exiger, suivant l’expression de Mme de Duras, devaient égarer sa raison. Il semble que la fatalité antique poursuive toutes les adorables victimes de René.

À peine de retour, il s’était rendu à Villeneuve-sur-Yonne et avait repris le travail avec ardeur. Il rapportait une riche collection d’images et de métaphores pour achever les Martyrs.

Il lut, chapitre par chapitre, à ses amis, sa nouvelle œuvre, celle qu’il préférait. Au nombre de ses auditeurs habituels, nous ne voyons pas Mme de Custine ; une seule femme était de toutes les réunions et appartenait à la petite société, c’était l’ancienne amie de Pauline de Beaumont, Mme de Vintimille.

On se rappelle que Joubert avait reporté sur elle ses tendresses exquises. Même quand il fut mort au monde, indifférent à presque tout ce qu’il voyait, ne comprenant, presque plus rien aux choses ni aux hommes, le souvenir de Mme de Vintimille le ranimait. On sait qu’il n’oublia jamais le jour de Sainte-Madeleine. Sa chambre, ce jour-là, était parée de tubéreuses, les fleurs préférées de son amie. Il lui envoyait, chaque année, pour étrennes, un livre coquettement relié qu’il mettait de longs mois à chercher ; et, comme tout est délicat avec une âme aussi pure que celle de Joubert, on ne peut pas, en parlant de Mme de Vintimille. oublier le cadeau de ce petit Pétrarque dont la reliure était couleur de bois d’oranger, les signets des rubans du plus beau blond, et les dorures un peu passées. « Enfin, lui écrivait-il, tout annoncée que, dans son origine, ce livre fut destiné à la plus piquante des blondes. J’ai dans la tête qu’on le relia pour vous, qu’il vous a appartenu, qu’il vous fut volé ou que vous le perdîtes et que je vous le rends. Je me suis dit dans mes conjectures qu’il vous fut donné il y a longtemps ; que, par conséquent, celui qui vous le donna put vous aimer dès sa jeunesse ; et c’est un bonheur que je lui envie. Je me dis que, s’il vit encore, il vous aime toujours. »

Que n’eût pas donné Mme de Custine pour recevoir de Chateaubriand une lettre pareille ! Elle n’était pas davantage des soirées de Méréville. Mme de Laborde, sœur de Mme de Vintimille, accueillait dans cette superbe demeure Chateaubriand pendant les étés de