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de ce même goût. — Depuis quelque temps, on demande tout aux Russes, dans tous les ordres d’idées : souvent plus qu’ils ne peuvent donner. — Le drame de Tolstoï a ouvert la marche; j’entends dire maintenant qu’on projette de représenter à Paris une pièce d’Ostrovsky, l’Orage, je crois. Ceci est une autre question, et l’on se prépare de grands étonnemens.

Jusqu’à notre époque, en Russie, la société cultivée a vécu presque exclusivement sur le répertoire français. Le théâtre national, s’adressant à des classes inférieures, s’est maintenu très primitif, malhabile et fruste, parfois inintelligible pour nous. Il y a douze ou quinze ans, un Russe du bon ton n’allait guère à la comédie russe, sauf aux deux chefs-d’œuvre classiques de Griboïédof et de Gogol ; le reste, on ne l’avouait pas devant les étrangers, tant on sentait l’humilité littéraire de ce genre, demeuré fort en retard sur le roman. Tandis que ce dernier, avec Tourguénef et Tolstoï, s’appliquait à l’étude des milieux aristocratiques et des âmes les plus complexes, le théâtre n’osait mettre en scène que le petit monde, marchands et fonctionnaires subalternes; il ignorait le grand, on ne lui eût pas permis d’y toucher. Pour mesurer la distance qui sépare ce peuple de nos mœurs et de nos idées, il suffit de passer, à Pétersbourg, du théâtre Michel au théâtre Alexandre. Dans le premier, nos pièces, jouées par nos acteurs, sont comprises et applaudies comme elles le seraient à Paris, par une société formée à notre école. Dans le second, ces mêmes pièces, quand on les adapte en russe, rencontrent souvent l’indifférence et parfois la réprobation marquée de l’auditoire. Nos passions raffinées, nos perversités élégantes, nos mots à double entente, autant d’objets de scandale pour ce public. Le lendemain, il reviendra là applaudir des situations crues, franchement abordées, qui offenseraient notre délicatesse et seraient certainement sifflées par une salle de bourgeoisie française. Ce sont tantôt des parades où le fonctionnaire gruge ses administrés avec une parfaite inconscience, d’éternelles plaisanteries sur le voleur et sur le volé, le fonds théâtral de Maître Pathelin ; tantôt des pastorales barbares, où Daphnis et Chloé en caftan laissent parler la nature avec une liberté candide.

L’Orage est la meilleure comédie d’un auteur qui en a fait d’autres absolument enfantines, — le Fol argent, par exemple. Elle perdra pour nous son principal intérêt, tant il est local et voilé ; sous le masque d’une tragédie domestique, Ostrovsky a su enfermer une de ces allusions insidieuses, amenées de très loin, que les Russes sont habiles à saisir à demi-mot, à quart de mot : une satire contenue du despotisme et des malheurs qu’il engendre. Si l’Orage nous est montré, on y verra se mouvoir, dans un agencement dramatique assez