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trop de consciences ? Non pas ! La majorité ne s’avise guère qu’il y ait rien de symbolique là-dedans. Mais, à quelques traits de l’entourage, des gens qui ont la vue courte et la parole prompte se demandent si l’héroïne existe : « Où sommes-nous ? S’écrient-ils. Voici un prince que son valet de chambre appelle monseigneur… Dans la principauté de Birac, alors ?.. Elle n’est marquée sur aucune carte. Au demeurant, ce n’est que là que des femmes bien nées et bien élevées tiennent de pareils discours en sortant de table… » Hé ! mon Dieu, il faut prendre ces détails pour ce qu’ils valent. Ce « monseigneur » qui vous inquiète n’est qu’une dernière trace de romantisme ; ce notaire même, s’il définit la princesse : « une noble dame qui a épousé par amour un des plus nobles gentilshommes de son pays, « c’est qu’étant issu de M. Dumas fils, il est un peu le neveu de Buridan. Quoi encore ? Cet assaut de cynisme ?.. Il y a là quelques paroles prêtées à des personnages accessoires par un satirique ; prenez votre parti de cette exagération de langage comme de ces formules surannées, et ne vous laissez pas déconcerter pour si peu. Regardez le fond ; et ne vous privez pas, cependant, de jouir de beaucoup d’autres détails semés à la surface !

« Où sommes-nous ?.. » À Paris, de nos jours, dans une société oisive où les sentimens naturels sont rares, où les vertus ont dégénéré en principes de parade (encore, dès qu’on est en confiance, dépouille-t-on volontiers ce harnais), dans le milieu, enfin, le plus défavorable à l’amour, j’entends à l’amour sincère et légitime : si, d’aventure, il s’y produit, il n’y trouve qu’ennemis conjurés. Une jeune femme est-elle avertie que son mari la trompe, que sa rivale est une de ses amies intimes, elle n’a que l’embarras du choix pour faire une conjecture, elle trouve aussitôt trois noms : « Valentine ? Berthe ? La baronne ? » c’est que Valentine, Berthe et la baronne sont mariées depuis plus d’un an : or, il arrive que l’épouse aime l’époux, « il n’y a pas de mal à commencer par là, mais on sait bien que cela ne peut pas durer toujours. » C’est aussi que Berthe n’a pas d’enfans, et sans doute Valentine non plus, et que la baronne n’en a qu’un, — à peine ! Écoutez-la qui admire, comme un prodige, le petit d’une charbonnière : « Comment ces gens-là font-ils pour avoir de si beaux enfans ? Et ils en ont des douzaines ! Moi, je n’en ai qu’un, et tout ce qu’il peut faire, c’est de ne pas mourir… » Voilà pour les sentimens naturels ; voici pour les principes. Une personne d’âge mûr et de mœurs paisibles, mais qui habite ces parages, a reçu d’un prêtre un petit livre où devait se trouver la consolation de toutes les misères : « c’est tout bonnement l’Imitation ! » dit-elle en souriant de sa déconvenue. Religion et morale, ici, ne sont plus que lettre morte. Faut-il s’étonner de ce dialogue, surpris à la fin d’une soirée : « Le Baron : Je