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civilisation qui les envahit de toutes parts, peu capables de la comprendre et moins encore de lui résister, ils assistent, impuissans, à la lutte entre l’esprit nouveau et les anciennes traditions qui croulent, jusqu’au jour où l’avènement de Kaméhaméha IV, en 1855, amène sur le trône un homme jeune, brillant, imbu des idées de son siècle, impatient de les devancer, esprit mobile et ardent, nature combattue dans laquelle les idées religieuses, la ferveur du néophyte et l’amour du progrès luttent contre les instincts héréditaires et les vices du sauvage.

Adoré de ses sujets, dont il personnifie les aspirations, les élans et aussi les faiblesses, aimé des missionnaires, dont il encourage les efforts pour achever et compléter l’œuvre civilisatrice, il commence son règne sous d’heureux auspices. Il épouse, par amour, sa compagne d’enfance, Emma, descendante du quartier-maître Young, élevé par Kaméhaméha Ier au rang de grand chef, à laquelle la vénération de son peuple a depuis décerné le surnom de la bonne reine. A ses côtés, son frère aîné, depuis Kaméhaméha V, noblement résigné au choix que leur oncle Kaméhaméha III a fait de son plus jeune neveu pour lui succéder, seconde ses efforts en qualité de ministre de l’intérieur. Esprit froid et calme, le prince Lot, comme on l’appelait alors, modérait l’ardeur du roi, dont il ne cessa pas un seul jour d’être le conseiller, l’ami et le premier sujet.

De taille élevée, mince et svelte, beau de visage, vif d’esprit, de manières parfaites et d’une exquise courtoisie, Kaméhaméha IV réunissait au plus haut point tous les dons que la nature a départis à la race kanaque, complétés et affinés par l’éducation et la civilisation. Il avait, en compagnie de son frère, visité l’Europe et l’Amérique ; son instruction, plus étendue que profonde, sa connaissance parfaite de l’anglais, qu’il parlait très purement, sa curiosité naturelle et son désir d’apprendre lui avaient permis de comprendre et de s’assimiler des notions de toutes choses. Brave comme les chefs de sa race, politique habile, il rappelait, par les côtés brillans de sa nature, son ancêtre Kaméhaméha Ier, dont son frère personnifiait, avec la carrure massive, la taille énorme et la volonté de fer, les traits caractéristiques. Avec eux devait s’éteindre la dynastie fondée par un grand conquérant qui semblait revivre en eux.

Mais les temps n’étaient plus les mêmes, et si Kaméhaméha IV héritait du trône et des qualités de son ancêtre, il portait aussi en lui le germe de ses vices, sur lesquels venaient se greffer les vices de la civilisation. Il semble qu’en sa personne s’incarnât la lutte dans laquelle son peuple et lui devaient succomber. La civilisation tue le sauvage. Elle l’abat s’il lui résiste, elle l’étouffe s’il lui cède. Elle brûle son sang avec l’eau-de-vie, elle lui inocule ses maladies en lui imposant ses vêtemens, elle lui révèle, avec ses besoins, ses